Ici sont republiés des extraits de l’introduction du livre indispensable de Michelle Alexander, La couleur de la justice : incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis. De l’esclavage aux innombrables prisons actuelles, en passant par les lois ségrégationnistes Jim Crow, ce texte replace la prison et l’incarcération de masse étatsunienne dans la bonne séquence.
« Cette idée d’un nouveau système de castes raciales m’a effleuré pour la première fois l’esprit il y a plus de dix ans, quand mon regard fut attiré par une affiche orange. Je me pressais pour prendre mon bus, quand je remarquai sur une pancarte agrafée à un poteau téléphonique ces grosses lettres hurlant : LA GUERRE CONTRE LA DROGUE EST LE NOUVEAU JIM CROW. Je m’arrêtai un moment pour parcourir le texte du tract. Un groupe radical organisait dans la communauté un meeting sur les violences policières, la nouvelle loi californienne des trois fautes et l’expansion du système pénitentiaire américain. Le meeting était organisé à quelques blocs de là, dans une petite église pouvant accueillir tout au plus une cinquantaine de personnes. Je soupirai et marmonnai quelque chose du genre « oui, le système judiciaire est raciste à bien des égards, mais ça n’aide pas de faire ce type de comparaison absurde. Les gens vont simplement croire que vous êtes fou ». Puis je traversai la route et sautai dans le bus. J’allais prendre mes nouvelles fonctions de directrice du Racial Justice Project de l’American Civil Liberties Unions (ACLU) du nord de la Californie.
A l’époque où je commençai à travailler à l’ACLU, je pensais que le système judiciaire avait des problèmes liés à des a priori raciaux, tout comme l’ensemble des grandes institutions majeures de notre pays. En tant qu’avocate ayant mené de nombreuses actions collectives et plaidé dans des affaires de discrimination à l’embauche, j’étais très consciente des nombreuses façons dont les stéréotypes raciaux peuvent façonner les prises de décision, avec des conséquences dévastatrices. J’étais familière des défis posés par la réforme d’institutions dans lesquelles la stratification raciale est considérée comme la conséquence naturelle de différences d’éducation, de différences culturelles, de motivation et, comme certains le croient encore, d’aptitudes innées. Une fois à l’ACLU, je me concentrais sur la réforme du système judiciaire et tentais avec d’autres d’identifier et d’éliminer le biais racial dès qu’il montrait son visage hideux.
« Il ne s’agissait pas simplement d’une autre institution infectée par le biais racial mais d’un monstre tout à fait différent »
En quittant I’ACLU, j’en suis venue à penser que j’avais tort au sujet du système judiciaire. Il ne s’agissait pas simplement d’une autre institution infectée par le biais racial mais d’un monstre tout à fait différent. Les activistes qui avait agrafé la pancarte sur le poteau téléphonique n’étaient pas fous, pas plus que la poignée d’avocats et de militants à travers le pays qui commençaient à établir un lien entre notre actuel système d’incarcération de masse et des formes antérieures de contrôle social. Je me suis rendue compte assez tardivement que l’incarcération de masse était un système de contrôle social racialisé, à la fois total et dissimulé, qui fonctionnait d’une façon semblable [aux lois ségrégationnistes] Jim Crow.
D’après mon expérience, les personnes incarcérées font facilement le parallèle entre les deux systèmes de contrôle. Une fois libérées, elles sont souvent privées du droit de vote, exclues des jurys et condamnées à une existence de ségrégation raciale et de subordination. Une toile d’araignée faite de lois, de règlements et de règles informelles, puissamment renforcés par la stigmatisation sociale, les confine dans les marges de la société dominante et leur refuse l’accès à l’économie légale. Elle leur refuse également la possibilité d’obtenir un emploi, un logement, des prestations sociales, tout comme les Africains-Américains assignés à une citoyenneté ségréguée et de seconde classe à l’époque de Jim Crow.
Ceux d’entre nous qui ont observé ce monde à une distance confortable — tout en affichant de la compassion pour la détresse du « sous-prolétariat » [underclass] — tendent à interpréter l’expérience de ceux qui sont pris dans les filets du système judiciaire à travers une version popularisée des sciences sociales, attribuant l’augmentation sidérante des taux d’incarcération dans les communautés de couleur aux conséquences de la pauvreté, de la ségrégation raciale, des inégalités scolaires et des réalités, supposées, du marché de la drogue, « réalités » qui incluent la croyance erronée selon laquelle la plupart des dealers sont noirs ou latinos. […]
L’impact de [la] guerre [contre la drogue] a été considérable. En moins de trente ans, la population carcérale s’est envolée, passant d’environ 300 000 personnes à plus de 2 millions, les condamnations pour drogue étant responsables de l’essentiel de cette augmentation. Aujourd’hui, les États-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde, surpassant de loin celui de presque tous les pays développés et surpassant même ceux de régimes répressifs comme la Russie, la Chine ou l’Iran. En Allemagne, on compte 93 détenus pour 100 000 habitants, adultes et mineurs confondus. Aux États-Unis, le taux est environ huit fois plus élevé, avec 750 détenus pour 100 000 habitants.
« Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid »
Le trait le plus frappant de cette incarcération de masse est sa dimension raciale. Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne autant ses minorités raciales ou ethniques. Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid. A Washington, on estime que trois jeunes hommes noirs sur quatre (et presque tous dans les quartiers les plus pauvres) doivent s’attendre à faire de la prison. Des taux d’incarcération similaires existent dans les communautés noires du pays.
Ces fortes disparités ne peuvent être expliquées par le taux de criminalité liée à la drogue. Des études montrent que les gens de toutes les races consomment et vendent des drogues à des taux remarquablement semblables. Ces recherches indiquent même que les Blancs, en
particulier les jeunes Blancs, sont plus susceptibles de commettre des délits liés à la drogue que les gens de couleur. Ce n’est pourtant pas ce qu’on déduirait en pénétrant dans les prisons de ce pays, pleines à craquer de Noirs et de Latinos condamnés pour drogue. Dans certains États, les hommes noirs sont incarcérés pour des délits liés à la drogue vingt à cinquante fois plus que les Blancs. Et désormais, dans les grandes villes ravagées par la guerre contre la drogue, jusqu’à 80% des jeunes Africains-Américains ont un casier judiciaire qui les soumet à une discrimination légalisé pour le restant de leur vie. Ces jeunes hommes font partie d’une sous-caste en pleine expansion, qui fait en permanence l’aller-retour entre la prison et l’extérieur.
On pourrait s’étonner que la délinquance liée à la drogue fût en déclin quand la guerre fut déclarées. Mais une mise en perspective historique suffit à démontrer que l’absence de corrélation entre crime et châtiment n’est pas une nouveauté. […] Aujourd’hui, après une récente baisse, les taux de criminalité des États-Unis sont passés en dessous de la moyenne internationale. Pourtant, ce pays affiche fièrement un taux d’incarcération six à dix fois supérieur à celui des autres pays industrialisés , et cette hausse est directement imputable à la guerre contre la drogue.
« Ces jeunes hommes font partie d’une sous-caste en pleine expansion »
La dure réalité est que, pour des raisons presque sans rapport avec les véritables caractéristiques de la criminalité, le système judiciaire américain est devenu un système de contrôle social unique dans l’histoire mondiale. L’ampleur de ce système pourrait faire croire qu’il touche la plupart des Américains, mais ses cibles principales sont essentiellement définies sur une base racial. Le phénomène est d’autant plus étonnant si l’on songe qu’au milieu des années 1970, les plus éminents criminologues prédisaient la fin du système carcéral. De nombreux experts concluaient alors que la prison n’avait aucun effet dissuasif sur la délinquance. Ils constataient que les personnes ayant des opportunités économiques et sociales étaient peu susceptibles de commettre des délits, tandis que celles qui étaient emprisonnées étaient plus susceptibles d’en commettre de nouveau. La meilleure illustration de ce consensus parmi les experts fut la recommandation que la National Advisory Commission On Criminal Justice Standards and Goals fit en 1973 : « Aucun nouvel établissement pour adultes ne doit être construit et les établissements pour mineurs existants devraient être fermés. » Cette recommandation découlait de ce constat : « Tout ce à quoi la prison et les maisons de correction sont parvenues, c’est à un échec flagrant. Il existe des preuves accablantes que ces institutions créent de la criminalité plutôt qu’elles ne la préviennent. »
De nos jours, on trouve souvent loufoques les activistes qui en appellent à « un monde sans prisons ». Il y a quelques décennies, cependant, l’idée que notre société serait meilleure sans prisons, et que la fin des prisons était plus ou moins inévitable, était dominante dans le champ de la criminologie et inspira même une campagne nationale demandant un moratoire sur la construction de prisons. D’après Marc Mauer, le directeur du Sentencing Project, le plus remarquable, rétrospectivement, dans cette campagne pour le moratoire, est le panorama pénitentiaire de l’époque. En 1972, moins de 350 000 personnes étaient incarcérées contre plus de 2 millions aujourd’hui. Le taux d’incarcération était si bas qu’il semblait impossible, pour les partisans du moratoire, que le taux d’incarcération atteigne des niveaux très élevés. « Les partisans du moratoire, avance Mauer, peuvent être excusés d’avoir été si naïfs car l’expansion de la prison qui allait se produire était sans précédent dans l’histoire de l’humanité. »[…]
L’ampleur démesurée de la crise ne semble pas être appréciée à sa juste mesure. Aucun mouvement doté d’une base large ne tente de mettre un terme à l’incarcération de masse et aucun effort comparable à ceux employés en faveur de la discrimination positive n’est déployé contre cette incarcération. Au sein de la communauté des droits civiques subsiste encore une tendance à considérer que le système judiciaire n’est qu’une institution de plus infectée par les survivances des préjugés raciaux. En mai 2008 par exemple, sur le site Internet de la NAACP, on pouvait lire que « malgré les victoires passées dans le domaine des droits civiques les préjugés raciaux imprègnent encore le système judiciaire ». Les visiteurs du site étaient incités à rejoindre la NAACP afin de « protéger les droits civiques durement acquis au cours des trente dernières années ». En visitant ce site, personne ne pouvait apprendre que l’incarcération de masse des Africains-Américains avait déjà mis en pièce la plupart de ces acquis durement gagnés.
« L’incarcération de masse est la manifestation la plus néfaste de la réaction contre le mouvement des droits civiques »
Imaginez un instant que dans les années 1940, les organisations des droits civiques et les leaders africains-américains n’aient pas placé le ségrégationniste Jim Crow au premier rang de leur programme pour la justice raciale. Cela aurait semblé absurde tant la ségrégation raciale était le moteur du contrôle social racialisé à cette époque. Ce livre avance que l’incarcération de masse est le nouveau Jim Crow et que tous ceux qui se soucient de justice sociale devraient s’engager pleinement dans le démantèlement de ce nouveau système de castes raciales. L’incarcération de masse — et non les attaques contre la discrimination positive ou les problèmes d’application des lois sur les droits civiques — est la manifestation la plus néfaste de la réaction contre le mouvement des droits civiques. Le récit très répandu qui insiste sur la fin de l’esclavage ou de Jim Crow et célèbre le « triomphe sur la race » de la nation avec l’élection de Barack Obama est dangereusement trompeur. Le consensus autour de l’indifférence à la couleur de peau [colorblindness], c’est-à-dire la croyance selon laquelle la race n’a désormais plus d’importance, nous a aveuglés face aux réalités raciales de notre société et a facilité l’émergence d’un nouveau système de castes.
Ma façon de voir le système judiciaire a sans aucun doute beaucoup changé depuis le jour où je suis passé devant cette affiche orange vif agrafée à un poteau téléphonique. Pour moi, le nouveau système de castes est désormais aussi évident que le reflet de mon visage dans un miroir. A l’instar d’une illusion d’optique, dans laquelle l’image incrustée est impossible à voir tant ses contours n’ont pas été repérés, le nouveau système de castes se tapit invisible, dans le labyrinthe des rationalisations que nous avons développé pour expliquer la persistance des inégalités raciales. Il est possible, et même plutôt facile, de ne jamais voir cette réalité incrustée. Ce n’est qu’après des années passées à travailler sur la réforme du système judiciaire que ma perspective a finalement changé, et que l’inflexible système de castes m’est lentement apparu. Jusqu’à devenir évident. Il me semble curieux, désormais, de n’avoir pas réussi à le voir avant. […]
« Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente »
Afin de comprendre la nature fondamentale de ce nouveau système de castes, il peut être utile de considérer le système judiciaire non pas comme un système indépendant mais plutôt comme une passerelle dans un système plus large de stigmatisation raciale et de marginalisation permanente. Ce système, que l’on appellera ici l’incarcération de masse, n’enferme pas uniquement des personnes derrière les barreaux de véritables prisons, mais également derrière des barreaux et des murs virtuels. Le terme d’incarcération de masse ne renvoie pas uniquement au système judiciaire mais également au réseau plus large de lois, de règlements, de politiques et de coutumes qui contrôle ceux qui sont étiquetés criminels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente. Ils sont membres de la nouvelle sous-caste de l’Amérique.
Le mot de caste pourra sembler étrange ou inhabituel à certains. Les discussions publiques sur les castes raciales en Amérique sont relativement rares. Nous évitons de parler de castes dans notre société car nous avons honte de notre histoire raciale. Nous évitons également de parler de race. Nous évitons même de parler de classe. La réticence à discuter de la classe tient en partie à la tendance à imaginer que l’appartenance de classe reflète le caractère d’une personne. Un des éléments centraux de la façon dont l’Amérique appréhende la classe est la croyance, constamment infirmée, que n’importe qui, avec suffisamment de discipline et de volonté, peut s’élever des classes inférieures à une classe supérieure. Nous reconnaissons que la mobilité sociale peut être difficile, mais l’élément central de notre propre représentation collective est l’idée que l’ascension sociale est toujours possible, et ainsi que l’échec de quelqu’un à s’élever reflète son caractère. Par extension, l’échec d’un groupe racial à s’élever façonne très négativement l’image du groupe tout entier. […]
Le système opère à travers les institutions judiciaires mais il fonctionne plus comme un système de castes que comme un système de contrôle de la criminalité. Dans cette perspective, ladite « sous-classe » doit plutôt être définie comme une sous-caste : une caste inferieure d’individus que la loi et les coutumes excluent de façon permanente de la société dominante. Bien que ce nouveau système de contrôle social racialisé prétende être indifférent à la couleur de peau, il crée et maintient la hiérarchie raciale comme le faisaient les systèmes de contrôle antérieurs.
Cette idée peut étonner au vu de l’élection de Barack Obama. Et beaucoup se demanderont comment une nation qui vient d’élire son premier président noir pourrait avoir un système de castes raciales. C’est une question légitime. Mais comme nous l’expliquons dans le chapitre 6, à l’ère de l’indifférence à la couleur de peau, il n’y a pas la moindre contradiction entre l’élection de Barack Obama et l’existence d’un système de castes raciales. Le système de contrôle actuel dépend des exceptions noires ; ces dernières ne le disqualifient ou ne le sapent pas. D’autres se demanderont comment un système de castes raciales peut exister alors que la plupart des Américains, de toutes les couleurs, s’opposent à la discrimination raciale et font leur l’indifférence à la couleur de peau. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, les systèmes de castes raciales ne requièrent pas d’hostilité raciale ou de haine explicite pour prospérer. Ils ont seulement besoin d’indifférence raciale, comme Martin Luther King Jr. le signalait il y a plus de quarante-cinq ans.
PS : Passages extraits de la version française du livre : ALEXANDER Michelle, La couleur de la justice : incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Éditions Syllepse, 2017 (2010), pp.11-31.