Brisons les murs

À quoi servent vraiment la justice pénale et la prison ?

Texte fondateur du collectif Parlons Prisons.

PRÉFACE

INTRODUCTION

LES QUATRE FONCTIONS DE LA PRISON

      Dissuasion

      Neutralisation

      Réinsertion

      Punition

À QUOI LA PRISON SERT-ELLE VRAIMENT?

      La gestion des indésirables

      Le tri social et racial

      Le contrôle de l’immigration

      La punition des masculinités racisées

      La production d’une main d’œuvre captive

      Le renforcement du patriarcat

      La punition des proches

      Le contrôle transphobe des genres

      La répression politique

CONCLUSION

      Pierre par pierre…

      Et après ?

LEXIQUE

*Tous les mots en gras figurent dans le lexique

 

PRÉFACE

Parce que la prison ne va pas de soi, parce qu’elle est le produit d’un contexte social et historique, parce que ce sont toujours les mêmes qui sont derrière les barreaux, parce que ni les lois, ni l’enfermement ne sont neutres, parce que la prison est une forme de violence totale, parce qu’elle impacte l’entourage, l’esprit et le corps des personnes détenues, parce que ce système est raciste, parce que ce système est capitaliste, parce que ce système est sexiste, parce que ce système est inégalitaire, parce que la prison ne résout rien, bien au contraire : elle brise des vies.

Fondé en 2021, Parlons prisons est un collectif anticarcéral genevois de soutien envers les personnes détenues et leurs proches. Nous avons créé ce collectif avec l’idée, l’envie et le besoin de rejoindre, depuis Genève, un mouvement de lutte international contre les prisons et le système pénal, en vue de leur abolition. En parallèle de cette lutte à long terme, nous sommes convaincu·e·x·s qu’il y a urgence à lutter pour soutenir activement les personnes enfermées et leurs proches. Nous exposons dans ce texte certains arguments pour la défense d’une approche abolitionniste tant du système carcéral que pénal. Notre analyse se veut antiraciste, antisexiste et anticapitaliste. Dans cette perspective, une société ne peut pas se penser avec des prisons. Dans ce texte, nous allons traiter principalement des lieux d’enfermement et du système pénal dans le canton de Genève, parce que nous voulons ancrer nos luttes dans notre contexte local. Cependant, nous aborderons également le système pénal et carcéral de manière plus générale, puisque c’est un modèle hégémonique partout dans le monde. La lutte anticarcérale n’a pas de frontières.

Ce texte a pour but d’apporter notre contribution aux mouvements abolitionnistes dans le monde francophone, pour penser un monde sans prison. Pour parvenir à cette, fin il faut penser la question du carcéral et du système pénal en parallèle d’une pensée révolutionnaire plus générale visant à abolir toutes formes d’exploitation et d’oppression. Un monde sans prison, comme un monde sans police, ne peut pas se concevoir si le reste de la société ne bouge pas.

Parlons prisons pour que plus jamais un·x·e proche ne se sente isolé·x·e.

Parlons prisons pour construire des réseaux de solidarité.

Parlons prisons pour ne plus jamais avoir un être aimé incarcéré.

Parlons prisons pour briser le tabou derrière ce qui régit la vie de beaucoup de gens (dedans et dehors).

Parlons prisons et système pénal pour penser des sociétés sans prisons et sans système pénal.

 

INTRODUCTION

L’idée de ce texte, et notre engagement autour des questions pénales et carcérales ont évolué et sont affirmés à partir de nos expériences de vie, de celles de certain·e·x·s proches de détenu·e·x·s, de nos lectures, de nos discussions. C’est le résultat d’un travail collectif, il reflète nos expériences et nos réflexions à Genève, ville où nous vivons et militons.

Genève est, en matière pénale et carcérale, le canton qui enferme le plus en Suisse[1]« Le canton de Genève a non seulement le plus grand nombre absolu de détenus avant jugement, mais également le plus grand nombre relatif, quand les données sont pondérées avec celles de la … Continue reading. Il existe de nombreux espaces d’enfermement : les prisons, les commissariats, les cellules de l’aéroport et des tribunaux, les institutions psychiatriques, les zones douanières, les centres fédéraux pour requérant·e·x·s d’asile, etc. Ici, nous choisirons de nous concentrer principalement sur les établissements de détention pénale et administrative.

Le discours dominant défend la nécessité de la prison en avançant ses fonctions bénéfiques pour la société. Avant de déconstruire les arguments en faveur du système carcéral, il convient d’énoncer que les taux d’incarcération ne sont en réalité pas corrélés au taux de criminalité. Cela signifie que le taux d’incarcération peut augmenter alors que la criminalité de la ville baisse, et inversement. Cela s’explique principalement par le fait que les statistiques de délinquance sont des constructions, elles sont le résultat de politiques pénales, tout comme les décisions d’enfermement. Aux États-Unis, par exemple, le taux d’incarcération a explosé depuis le début des années 80, sans lien avec le taux de criminalité, qui lui est resté stable, voire a baissé[2]THOPLAN, Ruben, « A statistical graphic exploration of crime rate for the states of USA ». Research Journal of Social Science and Management, 4(6), 2014, p. 58 à 67.. À Genève, les choses sont passablement claires : le procureur général (de concert avec le·la commandant·e·x de police) établit son « plan en matière de sécurité » tous les trois ans[3]À titre d’exemple, le plan triennal pour la période 2020-2023 cible nommément les mineur·e·x·s non-accompagné·e·x·s ; « La police ciblera les faux mineurs non accompagnés », … Continue reading. Autrement dit, il établit des objectifs politiques de répression ou de maintien de l’ordre, et celles-ci changent en fonction des années. Ce qui influence forcément les statistiques de délinquance. Par exemple, de manière hypothétique, si un·e·x procureur·e·x décide de prioriser l’arrestation des personnes qui volent des vélos, alors plus de moyens seront mis au service d’enquêtes à la suite d’une plainte pour vol de vélo, plus d’efforts seront employés à retrouver les personnes responsables des faits, et elles seront punies plus souvent. Au contraire, si un·e·x autre procureur·e·x n’attache aucune importance à de tels vols, les plaintes n’aboutiront pas et les statistiques seront alors différentes. Ainsi, en fonction des décisions politiques, les politiques pénales varient et modifient en conséquence la population carcérale.

Le système pénal et carcéral est structuré par des logiques de classe, racistes, sexistes. Celles-ci constituent la base même de ce système, et lui permettent de continuer à exister. En effet, la justice répressive, symbolisée et matérialisée par l’enfermement, est présentée comme une mesure incontournable et nécessaire. L’enfermement, tout comme le système pénal en général, est un choix politique qui s’inscrit dans un système inégalitaire qui reproduit ces logiques. Actuellement, les politiques pénales ciblent particulièrement les personnes non-blanches, les personnes pauvres et les personnes sans statut légal. Ce sont, dans l’immense majorité des cas, des hommes — ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de femmes, de personnes trans ou non-binaires enfermé·e·x·s. La prison affecte également toutes les personnes proches des détenu·e·x·s qui se trouvent embarqué·e·x·s dans l’expérience carcérale et punitive.

Ce texte commence par une discussion des fonctions généralement attribuées à la prison par la société. Selon le discours dominant, elles sont au nombre de quatre : la dissuasion, la neutralisation, la réinsertion et la punition. La prison et le système pénal sont-ils aptes à remplir ces fonctions ? Nous verrons qu’il existe de très bonnes raisons d’en douter. Dans un second temps, ce texte discute ce qui apparait comme les fonctions réelles de la prison et du système pénal. À quoi la prison sert-elle vraiment ? Dans une optique abolitionniste, poser cette question revient à considérer la prison non pas comme une institution défaillante, mais au contraire comme une institution parfaitement fonctionnelle. Ce dans la mesure où elle remplit à merveille ses véritables fonctions répressives : le contrôle social et racial des populations à l’ère du capitalisme avancé.

LES QUATRE FONCTIONS DE LA PRISON

Le discours dominant prétend que le système carcéral remplit essentiellement quatre fonctions vis-à-vis de ce que l’État appelle « le crime » : la dissuasion, la neutralisation, la réinsertion et la punition. Ces fonctions sont à la fois des fonctions morales, c’est-à-dire qui définissent les comportements acceptables ou non dans la société, mais également des fonctions pratiques, qui sont appliquées et utilisées quotidiennement par les tribunaux, les procureur·e·x·s, les juge·x·s, les avocat·e·x·s et la police. Ces fonctions morales et pratiques existent dans l’ensemble des sphères de la société (école, travail, famille…) et sont perpétuellement adaptées en fonction des contextes sociaux.

Dissuasion

On peut distinguer deux formes d’effets dissuasifs produits par la prison. D’une part, la « dissuasion générale », c’est-à-dire l’influence de la peur de la peine sur le passage à l’acte des personnes. D’autre part, la « dissuasion spécifique », c’est-à-dire l’impact de l’expérience carcérale sur la récidive des personnes sortant de prison. Pour comprendre l’effet de la dissuasion générale, beaucoup de facteurs sont à prendre en compte, mais il est probable que la prison décourage certaines parties de la population à commettre des actes délictueux. En revanche, l’effet de dissuasion spécifique est très faible sur les personnes qui la subissent. Preuve en est le taux de récidive élevé des personnes qui sortent de prison.

L’effet dissuasif de la prison fonctionne sur certaines parties de la population, mais pas sur d’autres. À Genève, plus de la moitié des délits constatés en 2018 sont des vols, 12% sont des infractions à la loi sur les étrangers et 10% sont des infractions à la loi sur les stupéfiants[4]Office fédéral de la statistique (OFS), Statistique policière de la criminalité (SPC).. Ce sont des délits qui permettent aux personnes qui les commettent de subvenir à leurs besoins. Lorsque c’est la précarité de la situation de vie qui pousse à la délinquance, dans un but de survie, la sévérité de la peine n’a aucun effet dissuasif. Les motivations du délit sont plus importantes que le risque encouru. Les inégalités sociales, qui s’accentuent d’année en année à l’échelle de la Suisse, mais aussi du monde, sont la principale cause de la délinquance. Ainsi, les personnes issues des segments les plus appauvris de la société, en particulier les jeunes hommes racisés, sont identifiés par les institutions disciplinaires comme de potentiels criminels, quel que soit leur comportement. Une telle situation, vécue comme une injustice criante, sape finalement l’effet dissuasif de la peine pour la raison évidente que la menace de la punition est indépendante du comportement de la personne. L’effet dissuasif de la prison touche tout aussi peu les classes supérieures. En effet, il est rare que des délinquants fiscaux, par exemple, finissent derrière les barreaux. En revanche, cet effet fonctionne sur les personnes qui ont un travail et un logement, c’est-à-dire des personnes qui risqueraient de perdre la stabilité relative qu’offre la « classe moyenne ». Le spectre de la prison et la dureté des peines peuvent les détourner de la délinquance. Mais pour le sous-prolétariat, constitué en grande partie de personnes racisées et/ou issues de l’immigration, l’effet dissuasif de la prison s’avère quasiment nul. Les chiffres sur le taux de récidive montrent que la prison a tendance à « enfermer » dans la délinquance celleux qui y séjournent plutôt qu’à les en détourner. Puisque la délinquance est intimement liée aux inégalités sociales, la solution pour se débarrasser des prisons passe nécessairement par la construction d’une société assurant des conditions matérielles d’existence dignes pour tout le monde.

Neutralisation

C’est l’action immédiate de mettre une personne considérée « dangereuse » hors d’état de nuire. Ce processus de neutralisation prend plusieurs formes. Les plus évidentes sont la neutralisation physique produite par l’enfermement et la neutralisation psychique qui vise directement le mental et l’identité des personnes détenues. Ces mécanismes de neutralisation, tant physiques que psychiques, se retrouvent aussi à différent degrée dans les peines dites « alternatives » : bracelet électronique, assignation à résidence, liberté conditionnelle, travaux d’intérêt général, etc. Cette notion d’immédiateté est le cœur même de la logique de neutralisation, mais c’est aussi ce qui détermine les limites de son action puisqu’elle n’est pensée que sur le court terme.

Les technologies de surveillance et d’enfermement permettent effectivement à la prison de neutraliser, mais de manière temporaire seulement, le temps de la peine. La neutralisation permanente que représente la peine de mort, encore en vigueur par exemple aux États-Unis, ne manque d’ailleurs pas de mettre en exergue les échecs et la violence de ce système. Aujourd’hui en Suisse les peines d’emprisonnement à perpétuité ne sont pratiquement plus prononcées, mais l’enfermement peut tout de même se prolonger tout au long d’une vie, sous d’autres formes. Des « mesures » peuvent être prononcées afin de maintenir des personnes enfermées pour des durées indéterminées, voire illimitées : mesures thérapeutiques institutionnelles, internement et internement à vie. L’article 59 du Code pénal – parfois appelé « petit internement », car on parle dans ce cas de « mesure thérapeutique » – donne la possibilité, sans l’aval d’un juge, de prolonger la détention en mesure thérapeutique et à titre préventif, sans prise en considération de la nature du délit [5]Pour plus d’informations consulter notamment : « Le ‘petit internement’ et les droits humains ». Humanrights.ch, 5 mars 2018..

En d’autres termes, la neutralisation produite par le système pénal est globalement limitée spatio-temporellement. Au lieu de d’empêcher les violences produites par certains délits, elle se concentre sur la neutralisation des personnes en les enfermant dans un espace précis et délimité, hors de la société, durant une période donnée. Seul l’aspect punitif est considéré, sans autres perspectives ni pour les détenu·e·x·s ni pour rendre la société meilleure. Le système carcéral est présenté, de manière insidieuse, comme la seule perspective de reconnaissance d’un préjudice subi ou de réparation. La réalité est toute autre. Cette neutralisation momentanée dans un endroit défini génère de nouvelles problématiques, notamment intramuros.

Prenons l’exemple d’une personne incarcérée pour des violences physiques contre autrui. Elle est certes neutralisée, loin des yeux de la société, le temps de sa peine. Mais ce que l’État protège ici, c’est précisément cette société. Cela démontre trois choses : tout d’abord, bien que ce ne soit pas assumé officiellement dans notre pays, le·a·x détenu·e·x est exclu·e·x de la société et n’est plus considéré·e·x comme un·e·x citoyen·ne·x à part entière. Ensuite, les violences sont neutralisées uniquement à l’extérieur de la prison, elles ne le sont pas à l’intérieur de l’établissement pénal. Une personne condamnée pour une agression quelle qu’elle soit peut agresser d’autres détenu·e·x·s. Enfin, la neutralisation ne dure que le temps de la peine, il n’y a pas de prise en charge intramuros pour que l’agresseur·euse·x ne récidive pas à sa sortie. L’opinion dominante base sa réflexion sur l’équation suivante : délit = prison = amélioration. Et pourtant les chiffres nous disent le contraire : en 2013 en Suisse, 35 % des personnes détenues libérées récemment avaient été recondamnées[6]Office fédérale de la statistique, Statistique des condamnations pénales 2018 : taux de récidive..

Pour neutraliser, l’État a recours à l’enfermement, mais aussi à d’autres outils liés à l’enfermement, d’autres mécanismes plus sournois, car moins visibles. Nous pouvons mentionner, par exemple, les humiliations auxquelles les personnes détenues doivent faire face lors des fouilles intégrales avec génuflexion avant et après chaque visite, avant et après chaque contact avec une personne venant de l’extérieur et n’appartenant pas à l’administration carcérale. Ces pratiques affectent directement le mental de la personne détenue. Ces fouilles à nu marquent et appuient la scission entre l’extérieur et la prison, entre les personnes détenues et le reste de la société. Ce mécanisme induit par la machine carcérale se structure en plusieurs phases : l’humiliation, la colère, la banalisation et l’acceptation. Ces étapes amènent progressivement à dégrader l’image que chaque individu a de lui-même. L’objectif de ce procédé est de rendre la personne détenue docile, afin qu’elle ne soit plus en position de perturber le fonctionnement de la prison, ce qu’on pourrait qualifier de processus de déshumanisation et d’aliénation. La prison neutralise des personnes, et non pas des violences.

Réinsertion

Une fois le principe de neutralisation arrivé à son terme, à la fin de la peine, se pose la question de la réinsertion. Évidemment la prison n’améliore rien, au contraire, elle désinsère. Après un passage en prison, les perspectives sont restreintes, voire inexistantes : pas d’accès à la formation, au travail, au logement, pertes des liens sociaux et familiaux, etc.

La prison, et plus largement la punition, se donnent pour mission de transformer l’individu qui a enfreint la loi. Par l’enfermement et la discipline, il s’agit de rendre une personne apte à vivre en société. Elle doit intégrer cette société et être capable de vivre selon des valeurs morales pré-établies : le travail, la famille et le respect de l’ordre. Ce projet de réforme de l’individu est caractérisé par un horaire très contraignant, une astreinte au travail, des heures de promenade, de repas et d’activités fixes et très courtes. Si la prison discipline, c’est aussi parce qu’elle ne permet aucune autonomie, les moindres gestes du quotidien étant soumis à autorisations et contrôles.

Le travail, imposé ou « proposé », consiste le plus souvent en des tâches d’entretien, de cuisine, de travail à la chaîne ou d’exploitation agricole, dans des conditions bien éloignées des standards légaux (comme en témoigne, par exemple, la vétusté de la cuisine de Champ-Dollon), rémunéré en moyenne entre trois et quatre francs par heure[7]« Les détenus sans travail ont droit à une demi-solde », Tribune de Genève, 15 octobre 2016.. Le travail, quand il y en a, semble plus destiné à réduire les coûts de fonctionnement de l’administration pénitentiaire qu’à permettre aux personnes incarcérées d’imaginer un avenir professionnel une fois leur peine purgée[8]BUCLIN, Hadrien et GUEX, Sébastien, « Chères prisons ? le coût des établissements de détention du canton de Vaud dans une perspective de longue durée, 1845-2015, Déviance et société, vol. … Continue reading. Le fait d’avoir travaillé en prison constitue d’ailleurs une expérience peu à même de convaincre un·e·x employeur·euse·x potentiel·le·x. Les offres de formation en prison sont rares et limitées aux personnes incarcérées pour de longues peines, ce qui ne représente qu’une minorité de la population carcérale. Les personnes en formation qui se retrouvent incarcérées sont la plupart du temps contraintes d’interrompre leur cursus, ce qui entre en contradiction avec la prétendue fonction de réinsertion professionnelle qui est attribuée au système carcéral.

Enfin, en enfermant les personnes, on les coupe de leurs cercles sociaux, familiaux, affectifs, autant d’éléments nécessaires à l’insertion sociale. À leur sortie de prison, les personnes anciennement détenues sont rarement accompagnées par les services compétents, d’insertion et de probation.

À l’inverse du but qu’elle se donne, la prison contribue donc à la désinsertion durable de certaines catégories de personnes. Enfermer, c’est d’un même coup créer des conditions matérielles d’existence qui risquent de pousser à la délinquance contrainte. La prison, comme le système inégalitaire dans lequel nous vivons, participe donc à créer les futures cibles de la répression.

« Pyromanes et pompiers, votre mémoire est sélective
Vous n’êtes pas venus en paix, votre histoire est agressive. »

Kery James – Lettre à la république

Punition

Punir, c’est peut-être la seule réalisation effective de la prison. Mais qu’est-ce que punir si ce n’est de la vengeance stricte ? Quel intérêt pour un État de punir, de (se) venger, de faire souffrir ? Si la souffrance permettait de remplir les autres fonctions évoquées précédemment, on pourrait peut-être en discuter bien que cela relève d’une éthique contestable. Non. Cela revient donc à punir pour punir. Et qu’est-ce que la punition si ce n’est la violence du puissant. L’impuissant ne peut pas punir. La punition n’est que la démonstration et l’exercice d’un pouvoir nécessairement détenu par celui·celle·x qui inflige la punition. Un·e·x élève·x ne peut pas punir un·e·x prof. La punition par la prison c’est en fait l’État raciste, classiste et sexiste qui inflige de multiples souffrances psychologiques et physiques et réaffirme par-là même son propre pouvoir.

L’imaginaire qui entoure l’idée de réparation passe par la punition des coupables. C’est une construction sociale soutenue par un ensemble de normes punitives : punitions à la crèche, à l’école, chantage, menaces, etc. En réalité, on peut véritablement douter du fait que la punition aide les personnes victimes ou survivantes dans leur besoin de réparation. Au lieu de se concentrer sur les nombreux besoins des personnes lésées et/ou des victimes, le système pénal, dans son obsession répressive, ne porte son attention que sur la punition des auteur·trice·x·s. Alors que c’est en leur nom que l’État tente de légitimer tout la violence qu’il inflige par l’enfermement, les victimes sont en réalité les grandes oubliées du système pénal. En les écartant bien souvent de la résolution du problème, ce système les dépossède du tort qu’elles ont subi. Il ne leur offre que la prison et la répression comme seule option pour être reconnue en tant que victime.

À QUOI LA PRISON SERT-ELLE VRAIMENT ?

Si la prison ne remplit que peu les fonctions avancées pour la légitimer (dissuasion, neutralisation, réinsertion, punition), ce n’est pas pour autant qu’il faut la considérer comme une institution défaillante, au contraire. Du point de vue de sa fonction réelle – le maintien d’un certain ordre social – la prison fonctionne à merveille. Les quelques pages qui suivent en donnent un bref aperçu.

La gestion des indésirables

La population carcérale en Suisse est principalement constituée de personnes provenant des classes sociales défavorisées, et la population étrangère y est surreprésentée[9]« Les révisions des dispositions pénales de diverses lois depuis les années 1980 (Code pénal militaire, médicalisation des addictions, révisions du droit des sanctions, parmi d’autres) … Continue reading. La gestion punitive des populations par l’enfermement permet d’écarter les individus et groupes sociaux jugés indésirables, car dangereux pour l’ordre social et moral dominant.

Dès son institutionnalisation en Europe au 17-18e siècle, l’enfermement a joué un rôle de régulation sociale, sous différentes formes. Diverses catégories de la population présentées comme « atteignant aux bonnes mœurs » ont été écartées afin d’éviter une supposée influence néfaste sur le reste de la société. En Suisse, l’internement administratif a longtemps constitué l’exemple le plus criant de l’utilisation de l’enfermement à des fins de préservation de l’ordre moral dominant.  Jusqu’à son abandon en 1980, cette mesure a concerné jusqu’à 60’000 personnes selon les estimations officielles[10]Pour aller plus loin, consulter le travail de la Commission Indépendante d’Experts (CIE) sur l’internement administratif.. Aujourd’hui encore, l’enfermement est utilisé comme instrument de gestion des comportements et des personnes jugées déviantes à la norme morale dominante. Que ce soient les personnes toxicodépendantes, les personnes psychiatrisées, les mendiant·e·x·s ou les sans-papiers, l’objectif est de protéger une partie de la société de certaines catégories de la population quasi exclusivement par des moyens coercitifs.

L’arbitraire règne quand il s’agit d’écarter celleux que la bourgeoisie ne saurait regarder dans les yeux.

Le tri social et racial

La prison est un outil de criminalisation des personnes économiquement affaiblies par un système capitaliste et raciste. Les personnes pauvres, noires, arabes, roms, latino-américaines et des Balkans en sont les premières cibles. Ce processus de criminalisation effectue un tri social et racial qui isole, précarise et discrédite certaines catégories de personnes . Ce qui justifie ensuite en retour les violences que le système carcéral leur inflige.

Le « que punit-on ? » suppose toujours simultanément le « qui punit-on ? »[11]FASSIN, Didier, Punir une passion contemporaine, Seuil, 2017, p.117.. Ce qui amène aujourd’hui principalement à faire de la prison en Suisse, ce sont les vols, le séjour illégal, le recel et les stupéfiants. Mis à part quelques enquêtes qui font la une des médias, la police arrête principalement les personnes les plus exposées : celles qui passent beaucoup de temps dans la rue, parce qu’elles y travaillent et/ou n’ont pas d’autres endroits où aller.

À Genève, la figure-type de la personne que la justice cherche à punir est un homme pauvre, non-suisse et/ou non-blanc. On choisit alors de cibler des personnes et non pas des infractions : la police n’arrête pas aléatoirement les personnes blanches dans la rue, ou rarement et cela ne fait pas système. Elle arrête les personnes racisées. On parle ici de contrôles au faciès ou de profilage racial[12]« Un guide met en garde contre le délit de faciès en Suisse », Tribune de Genève, 8 juin 2018.. Mauro Poggia, Conseiller d’État chargé du Département de la sécurité à Genève ne s’en cache pas. Il a récemment rappelé que 70% des détenu·e·x·s à Genève « n’ont aucun lien avec le territoire », et qu’iels « doivent donc être enfermé·e·x·s »[13]« Le parlement veut des prisons ‘plus humaines’ », Le Courrier, 30 octobre 2020.. La répression ne cible pas l’étudiant·e·x blanc·he·x qui vend de l’herbe depuis son domicile à côté de ses études. Et cela parce qu’iel est blanc·che·x et que sa blanchité le·la·x rend insoupçonnable, parce que la police est raciste ; parce qu’iel a un logement ; parce qu’iel n’a pas forcément besoin de se mettre dans des situations dangereuses, parce qu’il dispose souvent d’autres ressources pour subvenir à ses besoins.

L’enfermement est la continuité de ce tri socio-racial effectué dans un premier temps par la police. C’est ensuite au tour des procureur·e·x·s, puis des juge·x·s, de condamner les personnes différemment en fonction de leurs origines sociales et raciales. Le système pénal perpétue ainsi l’existence d’une catégorie de personnes considérées comme indésirables et ne méritant pas de vivre libres, de personnes emmurées vivantes.

Le contrôle de l’immigration

En Suisse, la prison est également largement devenue un outil de gestion de l’immigration dite « indésirable ». Alors que le nombre de personnes suisses enfermées diminue de façon ininterrompue depuis 40 ans[14]« Les révisions des dispositions pénales de diverses lois depuis les années 1980 (Code pénal militaire, médicalisation des addictions, révisions du droit des sanctions, parmi d’autres) … Continue reading, ces dernières ont progressivement été remplacées par des personnes étrangères sans permis de séjour, des personnes requérantes d’asile déboutées et des « sans-papiers » que l’Europe refuse d’admettre sur son sol. La Loi sur les étrangers (LEI) et le code pénal criminalisent formellement leur statut. Elle prévoit des peines allant jusqu’à un an de prison ferme et fait concrètement apparaître la prison comme l’antichambre de la machine à expulser : détention administrative, centre de renvois, aéroport. La « libération » se transforme alors en une double peine : l’expulsion. En se focalisant ainsi sur une immigration issue des anciennes colonies et des marges racialisées de l’Europe, la prison participe concrètement à la reproduction d’une « suissité » et d’une « européanité » blanche.

À Genève, le procureur général Olivier Jornot déclare d’ailleurs ouvertement « utiliser la Loi sur les étrangers pour pouvoir harceler les délinquants de rue. Car dans l’engagement opérationnel de la police, il est beaucoup plus facile de contrôler des personnes pour savoir si elles ont le droit d’être en Suisse que de prendre des dealers sur le fait »[15]« Nous revenons à une politique plus ferme », interview d’Olivier Jornot, Tribune de Genève, 20 octobre 2017.. Difficile d’imaginer qu’une telle politique puisse, en pratique, prendre une autre forme que celle du profilage racial. En se basant sur le droit d’enfermer provisoirement quelqu’un·e·x dont on craint qu’iel pourrait se soustraire à la justice en fuyant le territoire, les procureur·e·x·s enferment systématiquement les personnes sans statut légal ou sans adresse fixe en Suisse. L’évaluation de ce risque de fuite n’est jamais personnalisée mais systématiquement appliquée, les procureur·e·x·s n’analysent pas la situation individuelle des personnes sans statut légal. Le fait que certain·e·x·s aient des enfants en Suisse, une famille, un travail, des proches, etc. et que la fuite ne soit donc pas un risque concret n’est jamais relevé. Pour les personnes sans statut légal dans le pays qui les enferme, une fois en prison, les soutiens extérieurs sont souvent moins nombreux voire inexistants. Les souffrances et les privations liées à l’incarcération s’en trouvent d’autant renforcées.

Gnaedinger, Luca, (2018), Migration et criminalisation : La prison dans le dispositif genevois d’exclusion des étranger·ère·s, Travail de Master, Université de Genève, p.4.

En dehors du contrôle des immigré·e·x·s identifié·e·x comme des « menaces », la prison fait indirectement office d’outil de subordination pour les autres, y compris pour les étrangers avec un permis de séjour établi·e·x·s de longue date. Le système d’immigration suisse étant profondément assimilationniste et méritocratique, tout statut peut théoriquement être révoqué ramenant la personne étrangère déchue au statut d’« étranger enfermable et expulsable ». En ce sens, la prison, de même que l’expulsion, est une menace constante et un outil de contrôle pour nombre d’immigré·e·x·s, bien plus tangible que pour la plupart des Suisse·sse·x·s.

La punition des masculinités racisées

La prison enferme majoritairement des jeunes hommes racisés, pauvres et/ou marginalisés. Ce système se fonde notamment sur une construction raciste des masculinités. Un homme blanc de bonne famille qui vend du shit par l’exemple, n’est jamais traité de la même manière qu’un homme racisé, habitant un quartier populaire, qui vend la même quantité de shit. Le premier court un risque moindre d’arrestation, et même s’il se fait arrêter, il ne sera jamais condamné de la même manière que le second, car l’application de la loi est basée sur des critères stéréotypés. Alors que pour un jeune blanc, l’acte sera volontiers considéré comme « une petite erreur de jeunesse », pour un jeune racisé, le même acte sera plutôt considéré comme la preuve de sa tendance quasi-naturalisée au crime. Le second sera donc bien davantage surveillé, contrôlé et puni. La hiérarchisation des masculinités en fonction de la race sociale façonne la société. Elle insinue que les hommes racisés sont des dangers, des délinquants potentiels, qu’ils sont « déviants », car ils sont « autres ». Dans les sociétés occidentales modernes dont la construction a reposé sur l’esclavagisme et la colonisation, les hommes racisés ont été exploités pour leur force de travail. Jusqu’à aujourd’hui, ils sont maintenus en théorie et en pratique dans cette position pour ne pas menacer la position dominante des hommes blancs. Cette vision hiérarchique est disséminée dans la société, dans la tête des gens, des juges, des procureur·e·x·s, des avocat·e·x·s et de la police à travers les médias, la culture occidentale, etc[16]Voir DORLIN, Elsa, Se défendre, La Découverte, 2017, p.136.. Elle a pour conséquence la formulation de postulats considérant certaines cultures comme fondamentalement violentes, sexistes, participant donc à l’anticipation du délit et de sa récidive sur des bases essentialistes et racistes.

Dans ce système, les personnes blanches, libres, sont confortées par le fait que « ce ne sont pas elles qui sont en prison », car le profil de ceux qui s’y trouvent ne leur correspond pas. L’impression d’altérité se renforce, ce qui renforce la ségrégation de la société dans son ensemble : les élites blanches, qui se réservent le luxe de « l’innocence », se sentent moins atteignables et peuvent donc juger les autres, consolider les stéréotypes, en toute impunité, se trouvant finalement conforté·e·x·s dans leur supériorité.

En Suisse, les manifestations de cette racialisation de la violence, masculine en particulier, se multiplient. Les campagnes d’affichage des partis d’extrême-droite l’ont démontré à plusieurs reprises. En associant directement et systématiquement les délits et la prétendue « insécurité » à la présence d’hommes non-blancs, ce type de campagne soutient l’idée que les criminels sont forcément racisés. Ces images se maintiennent dans l’inconscient collectif et participent à la construction de stéréotypes tenaces. Les médias en sont également responsables, en choisissant de traiter systématiquement certains faits divers, certains sujets impliquant des jeunes hommes racisés et/ou musulmans, voire perçus comme tels, dans des faits de violence. Enfin, le traitement des personnes en exil, arrivant en Suisse, est aussi caractéristique de la construction des masculinités racisées. Durant des cours dits « d’intégration » donnés par l’État de Genève, il est régulièrement expliqué aux hommes migrants comment se comporter à l’égard des femmes en Suisse. Comme si en Suisse, le sexisme n’existait pas et qu’il était exacerbé dans les pays non-occidentaux, notamment en raison de l’idée infondée que l’islam serait une religion plus sexiste que les autres.

Cette propension à incarcérer certains hommes, perçus comme non-suisses ou non-occidentaux, s’inscrit dans la continuation du processus colonial entamé depuis plusieurs siècles (particulièrement explicite à la fin du 19e et au début du 20e dans sa volonté de « civiliser » des populations prétendument « sauvages »). Le système pénal intègre ces stéréotypes. Il les reproduit ensuite en faisant apparaître les hommes racisés comme effectivement plus dangereux puisque plus souvent incarcérés. Le cercle vicieux est parfait : la prison se présente comme la solution au problème qu’elle crée. La prison et et la justice pénale maintiennent et participent à la construction du stéréotype raciste, souvent islamophobe, présentant les hommes racisés comme violents par essence.

La production d’une main d’œuvre captive

Le travail des personnes condamnées est envisagé comme une partie intégrante de la sanction[17]Les personnes en détention avant jugement ne sont pas astreintes au travail.. Il est censé discipliner, réformer et préparer l’individu à la « réinsertion ». Toute personne condamnée se voit donc contrainte à travailler.

Dans le cas d’un travail pour le compte d’employeur·se·x·s privé·e·x·s, le consentement de la personne détenue est requis. Elle n’a cependant accès à un « emploi » que dans les conditions fixées par l’administration pénitentiaire. De plus, l’octroi d’une libération conditionnelle et d’autres aménagements sera facilité pour les personnes qui acceptent de travailler en prison, ce qui les incite à accepter n’importe quelles conditions. Le travail est présenté comme une possibilité pour les personnes incarcérées de pouvoir payer les coûts de la détention, de cantiner, de soutenir la famille et de payer tous les frais liés à la condamnation[18]« Dettes en détention : la double peine », Le Courrier, 18 août 2021.. Cette activité est également une des seules occasions de pouvoir sortir de sa cellule quelques heures par jour (dans certaines prisons, à Champ-Dollon par exemple, les personnes détenues restent 23h sur 24h en cellule).

La notion de « travail en prison » englobe principalement deux types d’activités : la maintenance des prisons et la production de biens. Certains établissements sont ainsi conçus comme des centres de production agricole permettant non seulement d’assurer l’approvisionnement des établissements pénitentiaires, mais également la vente à des particulier·e·x·s et à des entreprises privées. Les Établissements de la Plaine d’Orbe (VD) constituent ainsi le troisième plus grand domaine agricole de Suisse. Outre la production agricole, les personnes incarcérées peuvent être assignées à la fabrication d’objets destinés à la vente : boulons, stylos, sellerie, reliure etc. Dans les deux cas de figure, l’administration pénitentiaire utilise une main d’œuvre bon marché, entre 3 et 4 francs de l’heure, afin de réduire ses coûts de fonctionnement[19]BUCLIN, Hadrien et GUEX, Sébastien, op. cit., p. 277 à 323, https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2018-2-page-277.htm.. Les personnes incarcérées ne disposent pas des protections sociales prévues par le droit du travail. Cela les prive entre autres du droit de grève, de la possibilité de cotiser aux assurances sociales, de se syndiquer et de bénéficier du salaire minimum (24 francs de l’heure à Genève). Des personnes en âge de retraite ou au bénéfice d’une rente invalidité peuvent se voir obligées de travailler. Les quelques rapports disponibles[20]Comité Européen pour la Prévention de la torture (CPT), Rapport 2008, § 123ss, 2011, § 56 ; Commission Nationale de la Prévention de la Torture (CNPT), Rapport 2014, § 19ss ; Commission des … Continue reading relèvent également le manque de protection lors du maniement des machines ou d’objets dangereux, ou encore l’insalubrité des cuisines de certains établissements.

Sous couvert de réinsertion, la mise au travail des personnes incarcérées sert donc essentiellement à réduire les coûts de l’administration pénitentiaire. Les tâches et les conditions matérielles dans lesquelles celles-ci sont effectuées ne permettent pas réellement de penser que le travail imposé offre des possibilités de réinsertion. Les tâches sont souvent répétitives et peu valorisées sur le marché du travail. Les rémunérations sont si basses qu’il semble peu probable qu’elles puissent réellement permettre de faire face aux frais engendrés par l’incarcération.

Le travail est un des critères examinés au moment d’évaluer le bon comportement d’une personne détenue, notamment au moment d’accorder une libération conditionnelle. Or le nombre de places de travail est en pratique très restreint, et une simple entorse au règlement – un retard, une mauvaise manipulation, etc. – peut conduire à la perte de la place de travail et au placement en isolement, au cachot.

Cette violence relative au travail ne s’arrête pas une fois les personnes libérées. Au contraire, la prison crée une main-d’œuvre qui sera aussi exploitable au dehors des murs. En effet, la prison demeure par la suite un stigmate que la personne devra porter toute sa vie. Un vide dans un curriculum vitae. Un casier judiciaire. Elle sera alors souvent reléguée à un emploi peu rémunéré, difficile, avec des horaires contraignants, si tant est qu’elle en trouve un. Dans une société fondamentalement inégalitaire, la peur de l’incarcération pousse les travailleur·euse·x·s pauvres – potentiellement attiré une voie délictuelle lucrative – à préférer accepter leur exploitation sur le marché du travail capitaliste. En ce sens, l’institution carcérale participe à reproduire une main d’œuvre précaire et exploitable, non seulement dans les prisons et par le stigmate qu’elle impose sur les ancien·ne·x·s détenu·e·x·s, mais aussi en amont, par l’effet de dissuasion qu’elle exerce sur l’ensemble des travailleur·euse·x·s exploité·e·x·s.

Le renforcement du patriarcat

Dans cette partie, nous utiliserons les termes de « femme » et « homme » pour désigner les catégories sociales construites par la société et perpétuées par l’institution judiciaire. Il convient donc de comprendre ces termes dans le sens des genres attribués ou perçus comme tels plutôt qu’en tant que genre réel des personnes.

L’État fait du système pénal la seule possibilité pour traiter les violences sexuelles et sexistes, en enfermant les hommes qui commettent des agressions. Mais cela ne fonctionne pas. Les hommes riches et blancs qui violent ne sont que très rarement (si ce n’est jamais) enfermés. Si effectivement une faible proportion des détenus sont emprisonnés pour viol, ils le sont surtout pour être non blancs, sans-papiers, marginaux, pauvres, etc. Le cas médiatique de Dominique Strauss-Kahn est un exemple parmi d’autres. En plus de cela, quand la justice pénale entre en matière, l’attention est systématiquement mise sur l’auteur des violences et non sur la volonté de la·x survivante·x. De nombreux témoignages de survivante·x·s démontrent que, pour elleux, la condamnation de l’agresseur n’est pas toujours une façon satisfaisante de faire justice. En effet, le problème est traité par l’éloignement, l’enfermement et la punition de l’agresseur, mais le système pénal ne porte aucune attention sur les besoins et envies des survivante·x·s pour se reconstruire à la suite de l’agression, d’autant plus s’il n’y a pas d’enfants ni de proches en commun. Son objectif est donc clair : condamner certains hommes, et non s’occuper des survivante·x·s.

Les violences sexuelles et sexistes sont produites par le système capitaliste et patriarcal dans lequel nous vivons. C’est sur ce système que repose la justice d’État. Or, la justice prétend en même temps défendre les victimes des agressions sexistes et sexuelles. Mais ce qui apparaît comme une contradiction n’en est pas une, car la justice d’État opère un tri entre les êtres humains et entretient l’idée que seuls certains d’entre eux sont violents. Ce tri est basé sur une division des rôles sociaux de genre et se fait en fonction de la racialisation et de l’origine sociale. En enfermant seulement certains hommes, elle donne l’impression aux autres hommes « libres » de ne pas être les mêmes que ceux qui sont enfermés pour ce type de délit et participe ainsi à rependre l’idée que #notallmen[21]Ce hashtag s’est popularisé et a été employé en opposition au #MeToo, il peut aussi se comprendre dans son sens strict, à savoir « pas tous les hommes » sont traversés par le patriarcat. sont des auteurs potentiels de violence.

Comme mentionné auparavant, l’attitude des institutions pénales envers les personnes est conditionnée par des critères sociaux de race, de classe et de genre. De ce fait, ces déterminations définissent également une hiérarchie entre les femmes selon leurs statuts sociaux et raciaux.

Le traitement pénal puis carcéral est également différent en fonction des genres, en raison des rôles et constructions qui leur sont assignées. Les femmes sont moins perçues comme des délinquantes potentielles que les hommes, car on leur assigne généralement un rôle de personne sage, attentionnée, qui s’occupe des autres. Mais le système patriarcal divise également en fonction de la racialisation et de l’origine sociale (perçue ou avérée) : on n’attend pas la même chose des femmes blanches que des femmes racisées, des riches que des pauvres, etc. Ainsi, certains délits sont principalement assignés à certaines femmes.

Les femmes Roms par exemple sont particulièrement réprimées pour mendicité ou vol. L’État présuppose que toutes ces femmes mendient ou volent, les suspecte et les condamne pour cela, sans même parfois en avoir la preuve formelle, mais à cause du stéréotype qui leur est associé. Les travailleur·euse·x·s du sexe, autre exemple, ont longtemps été – et sont encore aujourd’hui – enfermé·e·x·s en raison de leur activité, en particulier dans les pays où le travail du sexe est criminalisé[22]Voir CORBIN, Alain, Les filles de noces : Misère sexuelle et prostitution au 19e et 20e siècles, Flammarion, 1978 [2015], et MAYNARD, Robyn, « Carceral Feminism: The Failure of Sex Work … Continue reading. En Suisse, si la prostitution n’est pas condamnée en tant que telle par le Code pénal, plusieurs cantons en interdisent certains types (par exemple le travail du sexe de rue) ou en restreignent fortement l’exercice (dans le temps et l’espace). Les travailleur·euse·x·s du sexe racisé·e·x·s et/ou en situation de migration sont nombreux·euse·x·s en Suisse et à Genève. Iels sont dans une situation de vulnérabilité juridique et font l’objet d’un contrôle accru et permanent de la part de la police. À ce titre, iels se retrouvent fréquemment derrière les barreaux[23]« À Genève, l’inconscience sanitaire de deux prostituées transgenres », Le Temps, 12 mai 2020..

Une autre « prise en charge » de ces femmes « déviantes » induite par le système pénal est la médicalisation. Les femmes condamnées sont plus vite médicalisées que les hommes pour les délits qu’elles commettent, à nouveau parce qu’elles ne se situent pas là où la société les attend (à la maison, par exemple). Elles sont perçues comme « démentes », « hystériques » ou « follement amoureuses » lorsqu’il s’agit de complicité dans un délit. Elles sont perçues comme des « monstres », lorsqu’elles sont elles-mêmes actrices de violences ou de crimes. Ces appréciations sexistes et misogynes sont des constructions sociales qui se répercutent sur la condamnation. Elles sont basées sur une « irrationalité » attribuée aux femmes et, surtout, aux femmes racisées. Les femmes légitimées dans l’usage de la violence sont souvent celles qui auront à subir le moins de conséquences sur le plan pénal, c’est-à-dire les Blanche·x·s. Cela pose la question de qui est légitime à user de la violence, et contre qui. La personne en position socialement dominante sera généralement considérée plus légitime à utiliser la violence, et donc les conséquences pénales seront moins importantes pour elle.

La prison et son système sont utilisés comme un outil de contrôle du corps et des vies des femmes et personnes trans et/ou non binaires. Il s’agit d’un outil sexiste, puisque, d’une part, il condamne les femmes « déviantes » et, d’autre part, il renforce les masculinités racisées dans des rôles de violence, de délinquance, etc. Ces personnes déviantes sont non seulement condamnées pour ne pas être celles que la société souhaiterait qu’elles soient (à savoir sages, disciplinées, attentionnées, etc.), mais la prison perpétue la violence à leur encontre, car les violences carcérales se combine aux violences sexistes. La prison et le système pénal renforcent le patriarcat, les rôles sociaux et les stéréotypes de genre. Alors que la justice étatique prétend s’occuper des agresseurs, elle laisse en réalité exister les violences sexistes et sexuelles en ne réglant jamais le problème à la source. De préférence, nous l’avons vu, elle condamne et enferment certains hommes et certaines masculinités.

La punition des proches

La peine infligée par l’enfermement ne se limite pas aux personnes détenues. Les proches vivent aussi une forme de peine, car les personnes détenues sont des frères, des sœurs, des amoureux·euse·x·s, des enfants, des pères, des mères, des ami·e·x·s, des amant·e·x·s, en bref iels sont inscrit·e·x·s dans un entourage qui va également pâtir de leur détention. Les conséquences de cet enfermement pour les personnes proches sont nombreuses.

Toutes les tâches supplémentaires que les proches ont à accomplir constituent « la charge mentale carcérale »[24]Concept tiré de la page Instagram @confession.dune.femmededetenu qui partage du contenu et des analyses sur la situation des proches de détenu·e·x·s.. Cette charge, qui consiste à tout faire pour se rendre disponible sur les plans émotionnels et pratiques, afin d’amoindrir la violence imposée à la personne incarcérée, est le plus souvent assumée par des femmes : mère, amoureuse, compagne, fille ou sœur…

L’aspect auquel on pense en premier, c’est la souffrance et la tristesse d’avoir une personne aimée loin de soi, de n’avoir que très peu, voire aucun contact avec elle, de n’avoir quasiment aucune nouvelle de sa part et de la savoir dans un environnement où elle souffre. Avoir une personne qu’on aime enfermée, c’est penser à elle en permanence, c’est l’avoir de manière omniprésente dans son esprit.

Mais c’est aussi essayer de réussir à avancer dans sa vie « dehors » avec le décalage imposé par le rythme de la prison. C’est, par exemple, se rendre disponible au moment où les appels sont possibles, quand ils le sont, c’est prendre le temps d’aller au parloir et le temps d’écrire des lettres. C’est laver le linge, apporter le linge, contacter l’avocat·e·x, gérer les questions administratives. Ce rythme n’est pas pris en compte hors de la prison, la vie continue. Pour être au plus proche de la personne enfermée, des décalages et des ruptures avec le monde extérieur s’avèrent inévitables. Pour les proches, la prison c’est aussi une peine psychologique, car en plus de la souffrance d’avoir une personne qu’on aime incarcérée, il faut subir le jugement de l’entourage, le jugement de la société au sens large, et les nombreux à priori sur la prison.

Il y a également l’aspect économique. En effet, une personne qui va en prison représente une charge pour les proches, car il faut lui apporter de l’argent pour les téléphones, les achats, les timbres, etc. De plus, il faut souvent assumer les frais d’avocat·e·x, de justice, les amendes, les dédommagements aux éventuelles victimes, etc. En outre, avoir un·e·x proche en prison représente pour beaucoup la perte d’un revenu et de ressources. Les femmes sont doublement affectées, car elles sont généralement celles qui assument toute la charge mentale carcérale et elles se retrouvent seules à devoir assumer les tâches du quotidien, en plus de celles qu’impliquent l’incarcération de leur proche.

C’est enfin aux proches que revient la charge d’accompagner la personne une fois libre, parce que l’État ne fait rien en ce sens. L’accompagnement se fait sur le plan financier, afin de subvenir aux besoins de l’ex-détenu·e·x, il faut parfois trouver un lieu où vivre, si la personne n’a pas de logement ou l’a perdu lors de sa peine, l’accompagner psychologiquement, parce que la prison laisse des marques, l’aider à se réintégrer dans la vie de famille, s’iel a de la une famille, auprès des enfants notamment. En bref, c’est soutenir une personne totalement désinsérée. Un tel soutien peut aussi parfois être la source de tensions, parce que ce rapport d’entraide crée souvent des relations inégales entre les personnes et, parfois, l’ex-détenu·e·x souffre de se voir à ce point dépendant.

La prison est une violence sexiste à l’encontre des femmes qui sont majoritairement celles qui portent tout le travail du care, soit le travail de prendre soin de l’homme enfermé. En enfermant les hommes et en faisant reposer de manière contrainte toutes les conséquences émotionnelles et matérielles sur les femmes, l’État exacerbe la division genrée des rôles. Les femmes ayant des proches incarcéré·e·x·s se retrouvent elles aussi à endurer une forme de peine.

Le contrôle transphobe des genres

La prison et le système pénal perpétuent le patriarcat, le sexisme et la transphobie en ne reconnaissant pas certaines identités ou expressions de genre. C’est un outil de contrôle des genres, qui renforce toujours la binarité.

L’organisation carcérale s’articule autour du sexe des personnes détenues. En prison, hommes et femmes sont séparé·e·s dans différents établissements ou dans des quartiers distincts. Souvent motivée par la nécessité de protéger les femmes de la violence des hommes détenus, la séparation repose originellement sur un but moral :  empêcher les femmes en tant que mères et épouses d’être contaminées par le vice, et priver les hommes de relations hétérosexuelles[25]L’impossibilité d’entretenir des relations hétérosexuelles est une punition supplémentaire de la peine privative de liberté. On peut également y voir un moyen de contrôler la reproduction … Continue reading. La non-mixité avait surtout pour fonction la mise en place de traitements différenciés selon le sexe, centrés sur le travail pour les hommes, la religion et la discipline pour les femmes[26]ROSTAING, Corinne, « La non-mixité des établissements pénitentiaires et ses effets sur les conceptions de genre », Enfermements, Volume III, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 33 à 52..

Toujours d’actualité, ce système de genre strictement binaire constitue une violence institutionnelle à l’égard des personnes trans, intersexes, non binaires, queers et de genre fluide. Dans la majorité des prisons suisses, l’affectation des personnes trans est effectuée selon le sexe inscrit à l’état civil, qui figure sur les documents d’identité, ou sur la base du sexe anatomique découvert durant la fouille d’entrée en détention. Ces procédures de placement arbitraires violent l’autodétermination et nient l’identité ou l’expression de genre.

De plus, les conditions de détention de ces personnes sont généralement mauvaises : placements fréquents à l’isolement pour les protéger, fouilles qui ne respectent pas l’identité de genre, impossibilité ou difficultés d’accès aux traitements hormonaux, à des vêtements ou produits d’hygiène conformes à leur identité ou expression de genre, violences psychologiques, physiques et sexuelles de la part du personnel et des codétenu·e·x·s…

La répression politique

En Suisse, jusque dans les années 90, les objecteurs de conscience refusant le service militaire constituaient une part signficative de l’effectif carcéral. La mise en place d’alternatives au service militaire avec la loi sur le service civil de 1996 marque un tournant dans la répartition des catégories de population emprisonnée[27]À partir de cette date, les étranger·ère·x·s deviennent majoritaires dans la population carcérale. FINK, David, op. cit., p.33.. Dès lors, le délit d’opinion devient une réalité théoriquement inexistante en Suisse. Néanmoins, la loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT), acceptée en 2021, introduit l’interdiction de périmètre, voire l’assignation à résidence en cas de soupçons liés à des opinions politiques. Sans nécessiter le mandat d’un juge, les services de police peuvent, sur la base de soupçons d’activité « terroriste », notion floue et peu encadrée par le droit, prendre des mesures de coercition allant quasiment jusqu’à l’enfermement. Au vu du contexte islamophobe actuel, renforcé depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York, les principales cibles de cette loi sont les personnes identifiées comme musulmanes et les militant·e·x·s d’extrême gauche. Nous assistons au renforcement d’un système de punition préventive du délit d’opinion, dans les mains arbitraires de la police.

L’action directe, que ce soit sous forme de sabotage, de manifestation non-autorisée, d’occupation de lieux ou autre, est systématiquement réprimée par le système pénal. Le plus souvent, les motifs politiques des actes incriminés passent au second plan ou sous silence. La criminalisation d’une partie de l’opposition politique concerne plusieurs groupes et types d’activisme. À nouveau, les personnes perçues comme musulmanes concentrent une grande partie de l’attention médiatique et politique. La criminalisation touche aussi d’autres espaces politiques, en particulier l’extrême gauche, même si, à Genève pour le moins, le risque de se retrouver en prison pour cette raison est peu élevé. Néanmoins, il existe tout de même des personnes emprisonnées dans ce cadre, et même si nombre de militant·e·x·s n’exécutent pas de peine de prison, elles se retrouvent fréquemment confrontées au système pénal, au travers d’amendes, de peines avec sursis, etc.

En somme, la criminalisation d’une partie de l’opposition politique permet d’individualiser, de dépolitiser, de dissuader, d’écarter et finalement de faire taire la subversion. Cette criminalisation dégrade les arguments politiques en les rendant inaudibles par leur qualification en actes délictueux. Il est clair que l’encadrement judiciaire des activités politiques se fait dans un but de conservation et de stabilisation de l’ordre politique et économique dominant. Dans ce cadre, la prison et la justice pénale sont des outils politiques de dissuasion. Ils servent de régulateurs des rapports sociaux, les pacifiant et protégeant un ordre social.

En considérant la manière dont sont criminalisées les personnes issues des classes sociales les moins favorisées, les personnes migrantes, les personnes racisées, en considérant la manière dont leur existence est perçue comme une menace pour l’ordre social, comment ne pas concevoir tou·te·x·s les prisonnier·e·x·s comme politiques ? Tou·te·x·s sont enfermé·e·x·s parce qu’iels transgressent les règles d’un État qui assure sa propre reproduction et destine les mêmes vers la misère ou l’exploitation. Tou·te·x·s sont les cibles d’une guerre sociale, proprement politique, menée par une élite blanche et bourgeoise.

CONCLUSION

Pierre par pierre…

Les délits que le système pénal réprime sont en réalité majoritairement liés aux conséquences d’inégalités sociales, elles-mêmes produites par un système d’exploitation raciste, sexiste et transphobe. C’est la condition sociale ainsi que l’appartenance à des groupes opprimés et précarisés qui déterminent la délinquance et la façon dont elle sera jugée, condamnée, enfermée et tuée. La prison et la justice pénale servent des intérêts et des fonctions bien précises dans ce système. Cependant, comme nous l’avons montré, une partie des fonctions que la prison se donne ne sont pas remplies. Et si le système capitaliste n’existait pas, de nombreux délits réprimés n’existeraient probablement pas non plus. Dans ces conditions, il serait bien plus sensé de se battre contre les causes et les contextes qui poussent les personnes à commettre des délits plutôt que contre les délits eux-mêmes. Réprimer les auteur·ice·x·s d’infractions revient à tenter de guérir une toux dans le cas d’une pneumonie : on s’occupe du symptôme plutôt que de s’attaquer à la cause. On préfère enfermer les voleur·euse·x·s plutôt que de lutter contre la précarité.

L’idée même de punir doit être remise en question. Certaines infractions, certaines violences vont à l’encontre de l’ordre établi. Se défendre contre la police, contre les racistes, contre des agresseurs ou voler dans un supermarché sont autant d’actes de résistance dans un ordre inégalitaire. Ces comportements sont induits par leur caractère vital et sont donc légitimes. Dans d’autres cas, les violences et délits sous-tendent des rapports de domination et lèsent des personnes illégitimement. La punition n’est toutefois pas la solution, dans la mesure où elle n’abolit pas ces liens de subordination. Les réformes du système pénal ou l’amélioration des conditions de détention sont nécessaires, parce qu’elles atténuent les souffrances des personnes concernées, mais elles ne sauraient constituer une fin en soi, puisqu’elles ne remettent pas fondamentalement en cause l’existence de la punition, du système pénal et des prisons. Au contraire, celles-ci permettent au système pénal de légitimer ses politiques répressives et carcérales, et donc de s’adapter aux différents contextes pour se maintenir.

« Semi, bracelet, condi’, on s’en fout, le plus important, c’est la liberté. » Soso maness

Pour nous, la lutte abolitionniste passe par un soutien immédiat aux revendications des personnes qui vivent la prison, et dans ce contexte, nous estimons que les revendications pour l’amélioration des conditions de détention et les peines alternatives – le bracelet électronique, l’assignation à résidence, les travaux d’intérêts généraux, etc. – sont nécessaires. Ces dernières permettent ainsi d’améliorer les conditions de vie des détenu·e·x, d’éviter l’enfermement, l’éloignement des proches, la violence des gardien·ne·x·s et la mort en prison. Et tant que la prison et son système existeront, de telles peines seront toujours préférables. Cependant, nous refusons de considérer les alternatives actuelles à la détention comme des solutions à long terme, parce que ces méthodes restent violentes, restrictives, punitives et traitent les personnes en fonction de leur origine sociale, de leur race ou de leur genre. Quelle que soit la peine, le but est le même : contrôler, punir et restreindre la liberté de certains groupes de personnes.

C’est l’existence même des politiques pénales et répressives qui est un problème, et pas uniquement leurs manières concrètes de s’exercer. Le système carcéral et pénal fait pleinement partie du modèle sociétal dans lequel on vit aujourd’hui. Dès lors, seul un changement profond et entier de la société pourra mener à l’abolition des prisons et du système pénal. L’inverse est également vrai, ce n’est qu’avec leur abolition que nous pourrons envisager de vivre dans un monde plus juste sur tous les aspects.

Nous nous devons de développer des luttes révolutionnaires antiracistes, transféministes, anticarcérales et anticapitalistes. Nous nous devons également de dénoncer les « féministes » pro-carcérales qui revendiquent davantage de politiques répressives et qui ne font que perpétuer un système raciste, sexiste et de classes. (On ne parle pas ici de démarches individuelles des survivantes d’agression.)

Néanmoins, changer et détruire le système profondément injuste et violent qui fonde notre société nous prendra du temps. Ce travail est nécessaire, mais nous nous devons de penser au présent, car pendant que la lutte abolitionniste se construit, des personnes continuent à subir quotidiennement la violence du système contre lequel nous nous battons.

Et après ?

Notre lutte se dirige vers l’abolition totale du système pénal et carcéral. Il s’agit alors de penser au principe de base qui nous semble effectivement nécessaire lorsque des personnes sont lésées, c’est-à-dire rendre une forme de justice. Une justice néanmoins qui n’a rien à voir avec celle qui a construit le système pénal. Une justice qui tient compte des besoins et des envies des personnes lésées, survivantes ou victimes. Une justice qui comprend les dynamiques et les contextes sociétaux des personnes qui commettent des violences et de celles qui les subissent. Pour que cela soit possible, pour que cette justice soit effectivement juste, elle doit être profondément féministe, antiraciste et anticapitaliste. Elle doit se baser sur des communautés et des collectivités, et il est essentiel que celles-ci se construisent à travers des discussions communes qui ne sont effectivement possibles que si les inégalités structurelles sont rendues visibles et abolies. Nous ne prétendons donc pas être en mesure de la construire nous-même maintenant. Voici cependant quelques pistes proposées par la militante afro-américaine Angela Davis pour penser autrement :

Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance. […] En résumé, plutôt que d’imaginer une seule alternative possible au système punitif actuel, nous pourrions réfléchir à un faisceau de dispositifs exigeant une transformation radicale de nombreux aspects de notre société. Les solutions qui éludent la question du racisme, du machisme, de l’homophobie, des préjugés liés à la classe sociale et d’autres structures de domination ne permettront pas, finalement, d’aller vers un désengorgement des prisons et ne feront nullement avancer le programme abolitionniste[28]DAVIS, Angela, La prison est-elle obsolète ?, Éditions Au Diable Vert, 2013..

Dans la continuité de ce qu’elle énonce, la réflexion peut être nourrie par certaines propositions intéressantes que l’on peut retrouver dans les idées de justice transformatrice, de justice réparatrice et de justice communautaire. Ces trois formes sont développées en alternative à la justice que l’on a traitée et qui est actuellement appliquée par les États : la justice dite rétributive ou punitive.

Ces alternatives montrent qu’il est possible d’obtenir justice autrement que par la simple punition des agresseurs ou des délinquant·e·x·s. L’idée est notamment de donner une part plus active à la personne lésée dans le processus, en prenant en considération ses besoins et ses volontés, ainsi qu’en contextualisant les violences dans les rapports de domination qui les traversent. Il s’agit de viser la réparation en travaillant de manière plus collective, par exemple en incluant l’entourage des personnes concernées, des associations, etc.

Nous n’avons pas de solutions toutes faites, parce que faire justice c’est faire justice ensemble. Cela nécessite donc une construction collective et des changements radicaux du système en entier. Mais nous sommes déterminé·e·x à y travailler.

 

 

LEXIQUE

Abolitionnisme : Du verbe abolir, c’est-à-dire, supprimer. Par exemple supprimer (abolir) l’esclavage ou supprimer (abolir) une loi. Ici, nous parlons d’abolitionnisme pénal et carcéral : supprimer la prison et le système pénal.

Agresseur : Il est important pour nous de noter que nous ne considérons pas que le terme « agresseur » puisse définir une personne et devenir une étiquette à coller. Dans une démarche anticarcérale, il faudrait utiliser l’expression « hommes qui commettent une agression » car son acte ne constitue pas l’identité de la personne.

Angela Davis : Militante, professeure de philosophie et écrivaine afroaméricaine. Militante du mouvement des droits civiques aux États-Unis, membre du Black Panther Party, elle a ensuite poursuivi une carrière académique. Elle est l’autrice de nombreuses publications sur la philosophie féministe, et notamment sur le black feminism, les études afro-américaines, la théorie critique, le marxisme ou encore le système carcéral.)

Anticarcéral : Être contre les prisons.

Cantiner : En prison, la cantine est une sorte « d’épicerie ». Cantiner permet d’acheter par exemple du tabac, des boissons, des produits alimentaires ou encore des produits d’hygiène. À noter que ces produits sont plus chers au sein de la prison qu’à l’extérieur et que l’offre est restreinte.

Capitalisme : Le capitalisme est un système politique, économique et social dont le principe fondamental est la recherche systématique de profit obtenues grâce à l’exploitation des travailleur·euse·x·s par les propriétaire·x·s des moyens de production et de distribution. En d’autres termes, l’économie capitaliste qui est la plus répandue dans le monde, est un système économique basé sur l’enrichissement des riches à travers l’exploitation des pauvres.

Condamnation : Lorsque la justice étatique décide de donner une peine à quelqu’un·e·x (prison, travaux d’intérêt général, assignation à résidence, amendes, sursis, …).

Délinquance contrainte : Lorsque l’infraction est commise parce que la situation de la personne la pousse à commettre l’infraction. On pense notamment au vol de subsistance ou à l’occupation d’un espace pour s’abriter ou y vivre (lorsque ce n’est pas un choix).

Délits : Tout au long du texte, nous utilisons ce terme pour énoncer un acte répréhensible par le Code pénal. Il ne s’agit pas de notre avis personnel, mais bien d’une référence à un ordre juridique existant. Précisons encore que ce n’est pas pour autant que nous ne considérons pas comme fortement graves certaines infractions.

Détention administrative : Détention pour des raisons strictement administratives, généralement en vue du renvoi du territoire suisse des personnes sans les « bons » papiers. Elle peut durer jusqu’à 18 mois.

Détention préventive ou provisoire : Il s’agit de la détention avant jugement, c’est-à-dire l’enfermement d’une personne encore présumée innocente dans l’attente d’être jugée. La prison de Champ-Dollon à Genève est censée être principalement une prison de détention préventive. C’est ainsi que sont justifiées les conditions de détention particulièrement violentes.

Internement (non-pénal) : Placement forcé d’une personne dans un établissement psychiatrique sur décision d’un·e·x médecin·x ou du tribunal de protection, parfois suite à la requête d’un·e·x proche·x.

Internement administratif : Pratiqué en Suisse jusqu’en 1981. Il consistait à enfermer des personnes parce que leur style de vie était considéré comme déviant : mères célibataires, personnes sans domicile fixe, travailleur·euse·x·s du sexe, etc. et non pour des raisons pénales.

Intersection : Il s’agit de l’articulation de discriminations structurelles spécifiques envers des personnes qui cumulent différentes oppressions de par leur appartenance de genre, de race et de classe notamment.

Justice réparatrice et transformatrice : Types de résolution de conflit qui se focalise sur les besoins des victimes et la responsabilisation de l’auteur·rice·x des torts, au contraire de la justice pénale qui considère en premier lieu la punition de l’auteur·rice·x. Ce type d’approche communautaire est enraciné dans divers contextes comme ceux des peuples autochtones d’Amérique du Nord ou de Nouvelle-Zélande. L’intérêt n’est donc pas de punir, contrairement à la justice punitive largement majoritaire aujourd’hui, mais de résoudre une situation.

Mesure d’Internement (pénale) : L’article 64 du Code pénal permet d’emprisonner un·e·x détenu·e·x au-delà de sa peine, si nécessaire à perpétuité. Contrairement à l’article 59, il s’agit uniquement de maintenir des personnes en détention sans prétendre pouvoir les guérir.

Mesures thérapeutiques : L’article 59 du Code pénal s’applique aux auteur·ice·x·s d’infractions qui souffrent d’un « grave trouble mental ». Dans cette perspective, la mesure protège la société en enfermant la personne mais tend à la guérir de son trouble qui met en danger la société. De telles mesures sont attribulées en parrallèle ou en plus d’une peine. Elles vont d’une obligation de suivi psychiatrique à l’internement.

Patriarcat : Bien qu’il existe de nombreuses formes de patriarcats, il s’agit globalement d’un système qui exploite et discrimine les femmes et les minorités de genre. Notre société est patriarcale, le pouvoir et l’autorité sont accordés aux hommes.

Personnes cisgenre : Personnes dont le genre correspond au sexe (féminin/masculin) qui lui a été assigné à la naissance.

Prolétariat : Classe sociale des travailleurs·euse·x·s, qui ne possèdent que leur force de travail. Pour vivre, les prolétaires doivent louer leur force de travail à celleux qui détiennent les moyens de production (le Capital). Le prolétariat est donc composé des salarié·e·x·s et des chômeur·euse·x·s.

Race : Bien que les races biologiques n’existent pas, la société étant profondément raciste, elle produit des « races » qui sont ici à comprendre comme des « races sociales ».

Racialisation positive/négative et racisation : La racialisation est un processus (social, historique, politique, psychologique) de construction de groupes ou de catégories selon la « race ». Il n’y a pas de base biologique mais bien une base sociale et culturelle qui permet de construire des différences et des hiérarchies qui justifient les discriminations. Dans le contexte post-colonial actuel, les personnes à la racialisation négative, qu’on nomme racisé·e·x·s ou non-blanc·he·x·s, sont maintenues dans des positions sociales et économiques désavantageuses selon des signes distinctifs établis socialement (couleur de peau, nom de famille, etc.). À l’inverse, les personnes qui ont une racialisation positive (les Blanc·he·x·s) tirent des bénéfices de ce système (cf. https://outragecollectif.noblogs.org/lexique/)

Racisme : Le racisme est un rapport de domination structurel, ce qui veut dire qu’il structure la société. L’inégalité raciale est le résultat de l’organisation de la vie économique, culturelle et politique d’une société. Le racisme systémique induit des comportements discriminatoires qui ont pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les personnes racisées notamment en matière d’éducation, de revenus, d’emploi, d’accès au logement et aux services publics.

Réincarcération : Le fait de remettre en prison une personne y ayant déjà été.

Répression: Action d’exercer des contraintes graves, des violences sur une personne ou un groupe afin d’empêcher et de punir des comportements, des actes ou le développement d’un désordre contraires aux principes des autorités concernées. Par exemple, on peut dire : « La police réprime les jeunes du quartier qui font des choses illégales ».

Sexisme : Le sexisme est un rapport de domination structurel, ce qui veut dire qu’il structure toute la société (lois, école, travail, famille, santé, etc.). C’est un système inégalitaire qui base l’organisation de la vie économique, culturelle et politique sur la prétention que les hommes cisgenres d’une part, et que les femmes, les personnes trans, non-binaires, et autres minorités de genre d’autre part, n’ont pas la même place. Ces discriminations ont pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les femmes et les minorités de genre.

Sous-prolétariat : La partie la plus défavorisée du prolétariat, qui dispose généralement de conditions de vie et de logement très insuffisantes, et qui est souvent constituée d’immigré·e·x·s.

Système carcéral: Système regroupant tout ce qui est en rapport avec la prison.

Système pénal : Tous les moyens et les mécanismes par lesquels sont décidées des infractions et des peines qui existent dans une société. Le terme « pénal » fait allusion à tous les comportements qui sont interdits (infractions) dans une société et dont les auteur·trice·x·s peuvent être sanctionné·e·x·s par une peine prévue par la loi. Les autorités en rapport avec le système pénal sont entre autres : le tribunal des mineurs (Tmin), les ministères publics (les procureur·e·x·s), les tribunaux, la police et les juges d’application des peines.

References

References
1 « Le canton de Genève a non seulement le plus grand nombre absolu de détenus avant jugement, mais également le plus grand nombre relatif, quand les données sont pondérées avec celles de la population. » FINK, David, La prison en Suisse – Un état des lieux, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2017, p. 44.
2 THOPLAN, Ruben, « A statistical graphic exploration of crime rate for the states of USA ». Research Journal of Social Science and Management, 4(6), 2014, p. 58 à 67.
3 À titre d’exemple, le plan triennal pour la période 2020-2023 cible nommément les mineur·e·x·s non-accompagné·e·x·s ; « La police ciblera les faux mineurs non accompagnés », Tribune de Genève, 16 décembre 2020.
4 Office fédéral de la statistique (OFS), Statistique policière de la criminalité (SPC).
5 Pour plus d’informations consulter notamment : « Le ‘petit internement’ et les droits humains ». Humanrights.ch, 5 mars 2018.
6 Office fédérale de la statistique, Statistique des condamnations pénales 2018 : taux de récidive.
7 « Les détenus sans travail ont droit à une demi-solde », Tribune de Genève, 15 octobre 2016.
8 BUCLIN, Hadrien et GUEX, Sébastien, « Chères prisons ? le coût des établissements de détention du canton de Vaud dans une perspective de longue durée, 1845-2015, Déviance et société, vol. 42, n°2, 2018, p. 277 à 323.
9 « Les révisions des dispositions pénales de diverses lois depuis les années 1980 (Code pénal militaire, médicalisation des addictions, révisions du droit des sanctions, parmi d’autres) ont contribué à ce que les Suisses soient de moins en moins envoyés derrière les barreaux » ; FINK, David, op. cit., p.33.
10 Pour aller plus loin, consulter le travail de la Commission Indépendante d’Experts (CIE) sur l’internement administratif.
11 FASSIN, Didier, Punir une passion contemporaine, Seuil, 2017, p.117.
12 « Un guide met en garde contre le délit de faciès en Suisse », Tribune de Genève, 8 juin 2018.
13 « Le parlement veut des prisons ‘plus humaines’ », Le Courrier, 30 octobre 2020.
14 « Les révisions des dispositions pénales de diverses lois depuis les années 1980 (Code pénal militaire, médicalisation des addictions, révisions du droit des sanctions, parmi d’autres) ont contribué à ce que les Suisses soient de moins en moins envoyés derrière les barreaux » ; FINK, Daniel, op. cit., p.33.
15 « Nous revenons à une politique plus ferme », interview d’Olivier Jornot, Tribune de Genève, 20 octobre 2017.
16 Voir DORLIN, Elsa, Se défendre, La Découverte, 2017, p.136.
17 Les personnes en détention avant jugement ne sont pas astreintes au travail.
18 « Dettes en détention : la double peine », Le Courrier, 18 août 2021.
19 BUCLIN, Hadrien et GUEX, Sébastien, op. cit., p. 277 à 323, https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2018-2-page-277.htm.
20 Comité Européen pour la Prévention de la torture (CPT), Rapport 2008, § 123ss, 2011, § 56 ; Commission Nationale de la Prévention de la Torture (CNPT), Rapport 2014, § 19ss ; Commission des visiteurs du Grand Conseil (VD), Rapport 2018-2019, p. 29 ; Rapport 2012-2013, p. 8, 29.
21 Ce hashtag s’est popularisé et a été employé en opposition au #MeToo, il peut aussi se comprendre dans son sens strict, à savoir « pas tous les hommes » sont traversés par le patriarcat.
22 Voir CORBIN, Alain, Les filles de noces : Misère sexuelle et prostitution au 19e et 20e siècles, Flammarion, 1978 [2015], et MAYNARD, Robyn, « Carceral Feminism: The Failure of Sex Work Prohibition », Fuse Magazine, Vol. 35/3, 2012 p. 28 à 33.
23 « À Genève, l’inconscience sanitaire de deux prostituées transgenres », Le Temps, 12 mai 2020.
24 Concept tiré de la page Instagram @confession.dune.femmededetenu qui partage du contenu et des analyses sur la situation des proches de détenu·e·x·s.
25 L’impossibilité d’entretenir des relations hétérosexuelles est une punition supplémentaire de la peine privative de liberté. On peut également y voir un moyen de contrôler la reproduction des classes précaires. Voir LESAGE DE LA HAYE, Jacques, La guillotine du sexe : La vie affective et sexuelle des prisonniers, Éditions de l’Atelier, 1998.
26 ROSTAING, Corinne, « La non-mixité des établissements pénitentiaires et ses effets sur les conceptions de genre », Enfermements, Volume III, Éditions de la Sorbonne, 2017, p. 33 à 52.
27 À partir de cette date, les étranger·ère·x·s deviennent majoritaires dans la population carcérale. FINK, David, op. cit., p.33.
28 DAVIS, Angela, La prison est-elle obsolète ?, Éditions Au Diable Vert, 2013.