Ci-dessous un extrait de l’ouvrage d’Angela Davis, Les prisons sont-elles obsolètes, publié en 2003. Dans ce livre, elle analyse le système carcéral, en décryptant ses origines, son histoire. Elle met en lumière les fondations racistes, classistes et sexistes du système carcéral et démontre comment le système économique libéral et tout particulièrement les entreprises tirent profit de l’enfermement des êtres humains incarcérés.
Évidemment le contexte dans lequel écrit Angela Davis n’est pas celui de la Suisse, toutefois si son propos ne peut s’appliquer exactement à notre territoire de lutte les principes sont les mêmes. Les prisons sont une problématique mondiale, la remise en question de cet outil de l’Etat doit être mondiale.
L’intégralité du texte se trouve ici, et nous vous le recommandons fortement; mais nous avons choisi de partager ici le dernier chapitre “alternatives abolitionnistes”, qui répond à une question fréquente dans les débats anti-carcéraux, à savoir : quelles alternatives à la prison?
« Oubliez les réformes carcérales ; il est temps d’évoquer l’abolition des prisons dans la société américaine. […] Mais une minute – l’abolition ? Où va-t-on mettre les prisonniers, les « criminels » ? Quels sont les autres choix possibles ? D’abord, même si nous n’avions aucun autre choix, cela engendrerait moins de crimes que ne le font actuellement les centres de formation criminelle. Deuxièmement, la seule véritable alternative serait de construire une société qui n’ait pas besoin de prisons. Une redistribution honnête du pouvoir et des richesses pour éteindre le feu caché de l’envie qui embrase tous les crimes liés à la possession – qu’il s’agisse des vols commis par les pauvres ou des détournements de fonds perpétrés par les riches. Et un sens profond de la communauté capable de soutenir, de réintégrer et de réhabiliter tous ceux qui se sentent soudain envahis par la rage ou le désespoir, et de les regarder non pas comme des objets – des « criminels » – mais comme des individus ayant enfreint la loi, comme c’est le cas de la plupart d’entre nous. » Arthur Waskow, Institute for Policy Studies [1]
Si on supprime les prisons, par quoi alors les remplacer ? Telle est la question piège qui souvent coupe court à toute tentative de réflexion poussée sur les visées abolitionnistes. Pourquoi serait-il si difficile d’imaginer des solutions alternatives à notre système d’incarcération ? Un certain nombre de raisons expliquent notre résistance à l’idée qu’il serait possible de façonner un système de justice entièrement différent – et plus égalitaire. Premièrement, nous considérons notre système pénal, avec sa dépendance démesurée à la prison, comme une norme absolue ; nous avons donc le plus grand mal à envisager d’autres solutions pour traiter le cas des quelque deux millions de personnes actuellement incarcérées dans les prisons fédérales et d’État, les établissements correctionnels pour mineurs et les centres de détention pour migrants. L’ironie, c’est que même les opposants à la peine capitale considèrent souvent l’emprisonnement à perpétuité comme une solution de remplacement raisonnable. S’il est bien sûr indispensable de supprimer les condamnations à mort, nous devons être attentifs à la manière dont ces campagnes tendent à reproduire les vieux schémas historiques ayant permis l’émergence de la prison comme mode de châtiment principal. La peine de mort a coexisté avec la prison alors que celle-ci était censée représenter une alternative aux punitions corporelles et capitales. Il y a là une dichotomie majeure. Pour la combattre, il serait peut-être intéressant de relier les objectifs des campagnes contre la peine capitale aux stratégies pour l’abolition carcérale.
Il est vrai qu’en restant aveuglément focalisés sur le système actuel – et sans doute est-ce la raison pour laquelle nous partons du principe que la perpétuité est l’unique alternative à la peine capitale –, il est très difficile d’imaginer un système structurellement similaire permettant de gérer une population aussi considérable de délinquants. Pourtant, il suffit d’éloigner notre regard de la prison, perçue à tort comme une institution isolée, pour nous intéresser au vaste réseau de liens qui régit le complexe carcéro-industriel et entrevoir ainsi plus aisément une pluralité de propositions. En d’autres termes, un cadre d’analyse élargi pourrait nous fournir des pistes plus nombreuses que si nous nous bornons à rechercher la solution de remplacement unique au système carcéral. La première étape consisterait donc à renoncer à la quête utopique d’une méthode punitive qui remplirait exactement les mêmes fonctions que la prison.
Il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutaions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.
Depuis les années 1980, le système carcéral est de plus en plus imbriqué dans la vie économique, politique et idéologie des États-Unis ainsi que dans la distribution internationale des marchandises, de la culture et de l’idéologie états-uniennes. Par conséquent, le complexe carcéro-industriel représente bien plus que la somme de toutes les prisons de notre pays. C’est un réseau de liens symbiotiques tissé entre les communautés pénitentiaires, les sociétés multinationales, les conglomérats des médias, les syndicats de gardiens de prison et les institutions législatives et judiciaires. S’il est vrai que notre acception actuelle du châtiment est façonnée par ces interrelations, alors les stratégies abolitionnistes les plus efficaces se doivent de les dénoncer et de proposer des solutions pour les démanteler. Quels moyens nous donnons-nous d’imaginer un système dans lequel le châtiment ne pourrait pas devenir source de profit capitaliste ? Comment concevoir un projet de société dans laquelle la race et la classe ne seraient pas les déterminants prioritaires du châtiment ? Une société où la justice ne s’exercerait plus autour du souci central du châtiment ?
La réponse abolitionniste à ces questions consiste à imaginer une constellation de stratégies et d’institutions dont l’objectif serait de faire disparaître la prison du paysage social et idéologique de notre société. Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.
La création d’institutions nouvelles susceptibles d’occuper le terrain pour l’instant monopolisé par le carcéral pourrait contribuer peu à peu au désengorgement des prisons, dont l’empreinte se réduirait ainsi dans notre paysage social et psychique. C’est pourquoi l’école peut être considérée comme l’alternative la plus efficace au pénitencier. Tant que les établissements scolaires dans les communautés de couleur paupérisées ne seront pas débarrassés des structures de répression qui y ont été mises en place (notamment la présence de gardes et de policiers armés) et transformés en lieux qui transmettent véritablement l’envie d’apprendre, ils resteront le plus sûr chemin vers la prison. L’idée serait donc de transformer l’école en un vecteur de décarcération. Concernant notre système de santé, il est important de souligner le manque flagrant d’institutions accessibles aux personnes pauvres souffrant de troubles émotionnels et mentaux. On compte actuellement plus de malades mentaux en prison que dans les établissements psychiatriques. Cet appel à la construction d’établissements conçus spécialement pour aider les plus pauvres ne doit en aucun cas être interprété comme une volonté de revenir à l’ancien système de soins psychiatriques, lequel était – et demeure encore sous bien de nombreux aspects – aussi répressif que la prison. Il s’agit simplement d’affirmer la nécessité d’éradiquer les disparités de race et de classe sociale dans l’accès aux soins afin de créer un vecteur de décarcération supplémentaire.
En résumé, plutôt que d’imaginer une seule alternative possible au système punitif actuel, nous pourrions réfléchir à un faisceau de dispositifs exigeant une transformation radicale de nombreux aspects de notre société. Les solutions qui éludent la question du racisme, du machisme, de l’homophobie, des préjugés liés à la classe sociale et d’autres structures de domination ne permettront pas, au final, d’aller vers un désengorgement des prisons et ne feront nullement avancer le programme abolitionniste.
Dans ce contexte, il paraît logique de considérer la dépénalisation de la drogue comme élément essentiel d’une stratégie d’ensemble visant simultanément à contrer les structures racistes au sein du système pénal et à favoriser la décarcération. Ainsi, parallèlement à la dénonciation du rôle joué par la soi-disant « guerre contre la drogue » dans l’incarcération massive de personnes de couleur, les propositions pour la dépénalisation de la drogue doivent s’accompagner d’un ensemble de programmes gratuits de proximité et accessibles à toutes les personnes qui le souhaitent. Je ne veux pas dire que tous les consommateurs de drogue – ou seuls les consommateurs de drogues illicites – ont besoin d’aide. Cependant, tout individu souhaitant vaincre sa dépendance aux stupéfiants devrait avoir accès à des traitements adaptés, quel que soit son statut économique.
Les institutions spécialisées dans le traitement des troubles de l’addiction sont déjà accessibles aux citoyens les plus aisés. La plus célèbre d’entre elles aux États-Unis est la clinique Betty Ford qui, d’après son site Internet, « accueille les patients dépendants à l’alcool et aux substances psychoactives. Les consultations sont ouvertes à toute personne, homme ou femme, âgée de plus de 18 ans sans la moindre distinction de race, de confession religieuse, de sexe, de nationalité ou de ressources économiques. » Cependant, le tarif journalier pour les six premiers jours de soins s’élève à 1 175 dollars, puis à 525 dollars. Pour les patients ayant besoin d’un mois de traitement, le coût total avoisine donc les 19 000 dollars, soit presque deux fois le salaire annuel d’une personne touchant le salaire minimum.
Les pauvres devraient eux aussi avoir accès volontairement à des programmes de traitement efficaces contre l’addiction aux stupéfiants. Comme le centre Betty Ford, les établissements qui les accueillent ne devraient pas dépendre du système pénal. Comme au centre Betty Ford, les membres de la famille devraient être autorisés à s’impliquer dans le processus thérapeutique. Mais contrairement au centre Betty Ford, la prise en charge devrait être gratuite. Pour que les stratégies de lutte antidrogue puissent véritablement compter parmi les « alternatives abolitionnistes », elles ne devraient pas s’appuyer sur l’emprisonnement comme ultime recourt – contrairement aux programmes de désintoxication actuels, auxquels les individus sont « condamnés » sous injonction de justice.
La campagne pour la dépénalisation des stupéfiants – de la marijuana à l’héroïne – ne connaît pas de frontières et a amené des nations comme les Pays-Bas à réviser leurs lois en la matière pour légaliser la consommation personnelle de drogues douces comme la marijuana et le haschich. Les Pays-Bas sont également des pionniers de la légalisation du travail sexuel, autre domaine ayant fait l’objet de campagnes massives de dépénalisation. Il suffirait de supprimer toutes les lois pénalisant la consommation de drogue et la vente de services sexuels – à ce titre, la fin de la prohibition de l’alcool est un exemple pertinent. Cette double dépénalisation ferait considérablement progresser le projet de décarcération (autrement dit la réduction significative du nombre de personnes condamnées à des peines de prison) dans le but de démanteler à terme le système carcéral en tant que mode de châtiment principal. L’autre tâche qui incombe aux abolitionnistes carcéraux est d’identifier les autres comportements dont la dépénalisation permettrait d’effectuer un pas supplémentaire dans ce sens.
L’un des aspects les plus évidents et urgents de cette démarche de dépénalisation concerne les droits des migrants. Le nombre croissant d’individus incarcérés en prison ou dans des centres de détention pour migrants – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 – peut être réduit en mettant fin au processus de criminalisation des personnes ayant franchi les frontières états-uniennes sans papiers. Les campagnes appelant à la fin des poursuites contre ces migrants illégaux contribuent de manière significative à la lutte contre le complexe carcéro-industriel, contre le racisme et la domination masculine. Quand les femmes originaires de l’hémisphère sud se retrouvent emprisonnées, au lieu de se voir accorder le statut de réfugiées, pour être entrées sur le territoire états-unien afin d’échapper à des violences sexuelles, cela renforce la tendance générale à sanctionner les personnes persécutées dans leur quotidien en raison de la pandémie de violence qui continue d’être légitimée par nos structures idéologiques et légales.
Aux États-Unis, certains s’appuient sur le « syndrome de la femme battue » pour affirmer qu’une femme tuant un époux ou un compagnon violent ne devrait pas être inculpée de meurtre. Cette affirmation a été abondamment critiquée, à la fois par les détracteurs et les défenseurs du féminisme : les premiers refusent de reconnaître la banalité et l’horreur des violences conjugales, tandis que les seconds contestent l’idée selon laquelle les femmes qui tuent leur tortionnaire ne seraient pas responsables de leurs actes. La réponse des mouvements féministes – quelle que soit la diversité de leurs positions sur le syndrome de la femme battue – est que la violence conjugale est un problème de société omniprésent et complexe qui ne peut être résolu en emprisonnant les femmes qui se défendent contre leur bourreau. Par conséquent, la mise en place de stratégies de lutte contre ces violences – aussi bien dans le cadre de la vie privée que dans les rapports entre les femmes et l’État – devrait particulièrement nous mobiliser.
Les propositions que j’ai énumérées jusqu’à présent (et la liste est non exhaustive : on pourrait également parler de l’emploi et de la revalorisation des salaires, des solutions de remplacement des services sociaux dévastés, de l’accès aux loisirs dans les quartiers défavorisés, et j’en passe) sont liées directement ou indirectement à notre système actuel de justice pénale. Mais toutes ont pour objectif de diminuer l’impact du complexe carcéro-industriel sur notre vie. Comme elles contestent le racisme et les autres outils de domination sociale, leur mise en œuvre contribue certainement au projet abolitionniste de désincarcération.
En élaborant des stratégies de décarcération et en tissant un vaste réseau de solutions alternatives, nous travaillons à la déconstruction idéologique du lien conceptuel entre crime et châtiment. Une compréhension plus nuancée de l’impact social du système punitif exige en effet de renoncer à notre conception habituelle du châtiment en tant que conséquence inévitable du crime. Nous pourrions alors reconnaître que le « châtiment » n’est pas la suite logique du « crime » dans le cadre ordonné d’un discours sur la justice de l’emprisonnement, mais plutôt qu’il a partie liée – surtout en ce qui concerne la prison (et la peine capitale) – avec les intérêts politiques, la quête de profit des grandes entreprises et l’exploitation médiatique de la criminalité. L’emprisonnement est étroitement lié à la race des individus les plus susceptibles de se retrouver devant un tribunal. Il est également indissociable de la notion de classe sociale et, comme nous l’avons vu, structure le système punitif sur une base genrée. Si nous démontrons que les alternatives abolitionnistes perturbent ces interrelations et qu’elles s’efforcent de désarticuler les liens crime/châtiment, race/châtiment, classe sociale/châtiment et genre/châtiment, alors nous cesserons de voir la prison comme une institution isolée pour prendre en compte toutes les connexions sociétales qui favorisent son maintien.
Cet effort pour créer un nouveau terrain conceptuel permettant d’imaginer les solutions alternatives à l’emprisonnement implique de s’interroger sur les raisons idéologiques pour lesquelles les « criminels » ont été constitués en tant que classe – et, qui plus est, une classe qui ne mériterait pas de jouir des droits civiques et humains accordés aux autres citoyens. Les criminologues radicaux ont souligné depuis longtemps que la catégorie des « délinquants » recouvre bien plus que les individus officiellement reconnus comme des criminels, puisque chacun de nous a déjà enfreint la loi à un moment donné de son existence. Même le président Clinton a reconnu avoir déjà fumé de la marijuana, en insistant toutefois sur le fait qu’il n’avait pas inhalé la fumée. Cependant, les disparités avérées dans l’intensité de la surveillance policière – comme démontré dans les faits d’actualité par la récurrence du « profilage racial » – expliquent en partie les disparités liées à la race et à la classe sociale dans les taux d’arrestation et d’incarcération. Par conséquent, si nous sommes prêts à analyser sérieusement les effets de notre système de justice basé sur la race et la classe sociale, nous verrons que d’énormes quantités d’individus sont en prison pour la seule raison qu’ils sont noirs, chicanos, vietnamiens, amérindiens ou simplement pauvres, toutes origines ethniques confondues. Ces gens atterrissent en prison non pas tant pour les crimes qu’ils ont, en effet, peut-être commis, mais parce que leur communauté d’origine est criminalisée. Les programmes de dépénalisation devront non seulement permettre d’assouplir les lois relatives à certaines pratiques – consommation de drogue et travail sexuel, notamment – mais aussi de décriminaliser certaines populations et communautés.
Dans le contexte de ces alternatives abolitionnistes, il paraît logique de s’intéresser à la question des transformations nécessaires au cœur même de notre système judiciaire. Au-delà de la diminution du nombre de comportements susceptibles d’amener les citoyens au contact des autorités policières et judiciaires se pose également la question du traitement réservé à ceux qui portent atteinte à l’intégrité physique ou aux biens d’autrui. De nombreux organismes et individus, aux États-Unis comme dans le reste du monde, proposent d’autres modes possibles d’exercice de la justice. Dans certains cas bien précis, des gouvernements ont tenté de mettre en place des solutions alternatives allant de la résolution de conflit à la justice réparatrice ou restauratrice. Des chercheurs comme Herman Bianchi ont avancé l’idée que le crime devait être défini en termes d’actes délictuels et que la loi réparatrice devait remplacer la loi criminelle. Pour reprendre ses termes, « [celui ou celle qui enfreint la loi] n’est plus, par conséquent, une personne mauvaise, mais un débiteur, un être redevable dont le devoir en tant qu’humain est de reconnaître la responsabilité de ses actes et d’en assumer la réparation [2] ».
Il existe un corpus florissant consacré à la refonte de nos systèmes de justice autour des stratégies de réparation plutôt que de rétribution ; de même, il existe un faisceau de preuves grandissant des avantages de ces approches judiciaires et de leur potentiel démocratique. Plutôt que de répéter les mêmes débats de ces dernières décennies – dont la lancinante question : « Que vont devenir les assassins et les violeurs ? » –, je préfère conclure en citant un très bel exemple de démarche de réconciliation réussie. Je veux parler du cas d’Amy Biehl, une Californienne originaire de Newport Beach assassinée par de jeunes sud-africains à Gugulethu, un bidonville noir situé près de Cape Town.
En 1993, alors que l’Afrique du Sud était sur le point d’abolir l’apartheid, Amy Biehl, une étudiante inscrite dans un programme international d’échange avec une université sud-africaine, participait activement à la reconstruction du pays. Nelson Mandela avait été libéré en 1990 mais n’avait pas encore été élu président. Le 25 août, la jeune femme raccompagnait ses amis noirs à Gugulethu quand son véhicule fut ciblé par un groupe d’individus qui se mirent à crier des slogans anti-Blancs ; elle fut lapidée et poignardée à mort. Quatre des hommes ayant participé à l’attaque furent reconnus coupables de meurtre et condamnés à dix-huit ans de prison. En 1997, Linda et Peter Biehl, les parents d’Amy, décidèrent de soutenir les demandes d’amnistie présentées par les assassins de leur fille à la commission vérité et réconciliation. Les quatre coupables présentèrent leurs excuses aux parents d’Amy et furent relâchés en 1998. Deux d’entre eux – Easy Nofemala et Ntobeko Peni – exprimèrent le souhait de rencontrer les Biehl qui acceptèrent, en dépit des pressions de leur entourage [3]. Nofemela (c’est lui qui le raconte) ressentait le besoin de s’excuser davantage pour le meurtre d’Amy qu’il n’avait pu le faire lors des audiences de la commission Vérité et réconciliation. « Je sais que vous avez perdu quelqu’un que vous aimiez, leur déclara-t-il lors de cette entrevue. Je vous demande de me pardonner et de m’accepter comme votre enfant. [4] »
Les Biehl, qui avaient créé la Fondation Amy Biehl après la mort de leur fille, demandèrent aux deux jeunes hommes de travailler pour l’antenne locale de la fondation à Gugulethu. Peni devint administrateur, et Nofemela moniteur de sport. En juin 2002, ils accompagnèrent Linda Biehl à New York pour intervenir avec elle devant l’académie américaine de thérapie familiale sur le thème de la justice restauratrice et réparatrice. Dans une interview accordée au Boston Globe, Linda Biehl, à qui on demandait ce qu’elle ressentait vis-à-vis de ces hommes qui avaient assassiné sa fille, expliqua : « J’ai beaucoup d’amour pour eux. » Après la mort de Peter Biehl en 2002, elle leur acheta à chacun un terrain en mémoire de son mari afin qu’ils puissent y faire construire leur propre maison [5]. Quelques jours après les attentats du 11 septembre, les Biehl avaient été invités à prendre la parole dans une synagogue de leur communauté. Pour reprendre les propos de Peter Biehl à cette occasion : « Nous nous efforçons d’expliquer que parfois, il est plus payant de se taire, d’écouter ce que les autres ont à dire et de se demander Pourquoi ces choses horribles nous arrivent-elles ? plutôt que d’être simplement dans la réaction. [6] »
[1] Arthur Waskow (résident), Institute for Policy Studies, Saturday Review, 8 janvier 1972, cité dans Fay Honey Knopp, Instead of Prisons : A Handbook for Abolitionists, Prison Research Education Action Project, Syracuse, New York, 1976, pp. 15-16.
[2] Herman Bianchi, « Abolition : Assensus and Sanctuary » in Herman Bianchi et René Swaaningen (ed.), Abolitionism : Toward a Non-Repressive Approach to Crime, Free University Press, Amsterdam, 1986, p. 117.
[3] L’anthropologue Nancy Schepper-Hughes a évoqué ce dénouement stupéfiant le 24 septembre 2001 lors d’une conférence à l’université de Berkeley intitulée « Un-Doing : The Politics of the Impossible in the New South Africa ».
[4] Bella English, « Why Do They Forgive Us », Boston Globe, 23 avril 2003.
[5] Ibid.
[6] Gavin Du Venage, « Our Daughter’s Killers Are Now Our Friends », The Straits Times, Singapour, 2 décembre 2001.