À quoi servent vraiment la justice et la prison ?
Texte fondateur du collectif Parlons-prisons.
PRÉFACE
Parce que la prison ne va pas de soi, parce qu’elle est le produit d’un contexte social et historique, parce que ce sont toujours les mêmes qui sont derrière les barreaux, parce que les lois ne sont pas neutres, parce que l’enfermement n’est pas neutre, parce que la prison est une forme de violence totale au sens où elle impacte l’entourage, l’esprit et le corps des personnes détenues, parce que ce système est raciste, parce que ce système est anti-pauvre, parce que ce système est sexiste, parce que ce système est inégalitaire, parce que la prison ne résout rien, bien au contraire : elle brise des vies.
Parlons prisons est un collectif anticarcéral genevois qui soutient les personnes détenues et leurs proches. Nous avons créé ce collectif et ce site avec l’idée, l’envie et le besoin de rejoindre, depuis Genève, un mouvement de lutte international et contre les prisons et le système pénal, en vue de leur abolition. En parallèle de cette lutte à long terme, nous sommes convaincus·x·es qu’il y a urgence à lutter pour soutenir activement les personnes enfermées et leurs proches.
Nous exposerons dans ce texte certains arguments pour la défense d’une approche abolitionniste tant du système carcéral que pénal. Notre analyse se veut antiraciste, antisexiste et anticapitaliste. Dans cette perspective, une société ne peut se penser avec des prisons.
Dans ce texte, nous allons traiter principalement des prisons et du système pénal dans le canton de Genève parce que nous voulons ancrer nos luttes dans notre contexte local. Cependant, nous aborderons également le système pénal et carcéral de manière plus générale, puisque c’est un modèle hégémonique partout dans le monde. La lutte anticarcérale n’a pas de frontières.
Ce texte a pour but d’apporter notre contribution aux mouvements abolitionnistes dans le monde francophone, aux mouvements abolitionnistes pour permettre de penser un monde sans prison. Si cette construction d’un monde sans prison et sans système pénal n’est pas impossible, elle doit en revanche être pensée et réfléchie en parallèle d’une pensée révolutionnaire plus générale qui vise à abolir toutes les oppressions. Il est important de rappeler qu’un monde sans prison, comme un monde sans police par exemple, ne peut pas se penser si le reste de la société ne bouge pas. Ce texte propose un mode de réflexion pour l’abolition du système pénal mais qui peut être adopté plus généralement pour d’autres systèmes ou structures d’oppressions semblant parfois « aller de soi ».
Sommaire:
PRÉFACE
INTRODUCTION
LES QUATRE FONCTIONS DE LA PRISON
Dissuasion
Neutralisation
Réinsertion
Punition
À QUOI LA PRISON SERT-ELLE VRAIMENT?
Tri social et racial: le « Que punit-on » cache le « Qui punit-on »
Contrôle de l’immigration
Gestion des indésirables
Le « travail en prison » : main d’œuvre captive
Répression des opposant·e·s politiques
Délit d’opinion
Délits pour raisons politiques
Masculinités racisées
Justice sexiste
Prison binaire, prison transphobe
Punir les proches
CONCLUSION
Pierre par pierre…
Et après ?
LEXIQUE
Parlons prisons pour que plus jamais un·x·e proche ne se sente isolé·x·e.
Parlons prisons pour construire des réseaux de solidarité.
Parlons prisons pour ne plus jamais avoir un être aimé incarcéré.Parlons prisons pour briser le tabou derrière ce qui régit la vie de beaucoup de gens (dedans et dehors).
Parlons prisons et système pénal pour penser des sociétés sans prisons et sans système pénal.
INTRODUCTION
L’idée de ce texte et notre engagement autour des questions pénales et carcérales a évolué et s’est affirmé à partir de nos expériences de vies, de celles de nos proches, de nos lectures, de nos discussions. C’est le résultat d’un travail collectif, il reflète nos expériences et nos réflexions à Genève, ville où nous vivons et militons.
Genève est, en matière pénale et carcérale, le canton qui enferme le plus en Suisse ((Fink, David, La prison en Suisse – Un état des lieux, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2017, p. 44. – « Le canton de Genève a non seulement le plus grand nombre absolu de détenus avant jugement, mais également le plus grand nombre relatif, quand les données sont pondérées avec celles de la population. »)) Il existe de nombreux espaces d’enfermement. Les prisons pénales et administratives, les commissariats, les cellules de l’aéroport, les tribunaux, les unités pénitentiaires de l’hôpital et des hôpitaux psychiatriques, les douanes, etc. Ici, nous choisirons de nous concentrer principalement sur les établissements de détention.
Le discours dominant défend la nécessité de la prison en avançant ses fonctions bénéfiques pour la société. Avant de déconstruire ces arguments en faveur du système carcéral, il convient d’énoncer que les taux d’incarcération ne sont en réalité pas corrélés au taux de criminalité. C’est-à-dire que le taux d’incarcération peut augmenter alors que la criminalité de la ville baisse, ou le contraire. Cela s’explique principalement par le fait que les statistiques de délinquance sont des constructions, elles sont le résultat de politiques pénales, tout comme les décisions d’enfermement. Aux États-Unis, par exemple, le taux d’incarcération a explosé depuis le début des années 80 ((Thoplan, R. (2014). A statistical graphic exploration of crime rate for the states of USA. Research Journal of Social Science and Management, 4(6), 58-67.)), sans lien avec le taux de criminalité, qui lui est resté stable, voire a baissé. À Genève, ceci est très clair : le procureur général (main dans la main avec le·la commandant·x·e de police) établit son « plan en matière de sécurité » tous les trois ans ((À titre d’exemple, le plan triennal pour la période 2020-2023 cible nommément les mineurs non-accompagnés, Tribune de Genève, 16 décembre 2020, https://www.tdg.ch/la-police-ciblera-les-faux-mineurs-non- accompagnes-209074726479)). Autrement dit, il établit des objectifs et des politiques de répression ou de maintien de l’ordre, et celles-ci changent en fonction des années. Ce qui influence forcément les statistiques de délinquance. Par exemple, si une année, le·la procureur·x·e décide de prioriser l’arrestation des personnes qui volent des vélos, alors plus de moyens sont mis au service d’enquêtes suite à une plainte pour vol de vélo. Plus d’efforts sont mis à retrouver les personnes responsables des faits et elles seront punies davantage. Au contraire, si une année ce type de délit n’est pas priorisé, les plaintes n’aboutissent pas et donc les statistiques sont différentes. L’incarcération c’est donc le choix délibéré de politiques pénales oppressives qui peuvent changer et évoluer en fonction des décisions politiques prises et des personnes qui sont au pouvoir.
Le système pénal et carcéral est structuré par des logiques racistes, sexiste et de classe. Elles sont la base même de ce système, et lui permettent de continuer à exister. En effet, la justice répressive, symbolisée et matérialisée par l’enfermement, est présentée comme une mesure incontournable et nécessaire. L’enfermement, tout comme le système pénal en général, est un choix politique qui s’inscrit dans un système inégalitaire qui reproduit ces logiques.
Ces politiques pénales ont pour but d’enfermer les personnes non-blanches, les personnes pauvres et les personnes sans statut légal. Ce sont, dans l’immense majorité des cas, des hommes — ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de femmes, de personnes trans ou non-binaires enfermés·x·es. La prison affecte également toutes les personnes proches des détenus·x·es qui se trouvent embarqué·x·es dans l’expérience carcérale et punitive.
Dans ce texte, nous commencerons tout d’abord par définir et expliquer les quatre fonctions attribuées à la prison : la dissuasion, la neutralisation, la réinsertion et la punition, Nous montrerons les limites et les failles de ces fonctions. En deuxième partie, nous répondrons alors à la question : à quoi la prison sert-elle vraiment ?
Par ce développement nous expliquerons finalement le rôle qu’elle remplit en réalité. Parce que non, la prison n’est pas juste défaillante en terme des fonctions qu’elle prétend remplir, elle a un rôle de contrôle social et racial, un rôle répressif qu’elle remplit parfaitement.
Que ce soit clair : nous sommes contre ce système et souhaitons renoncer à toute forme d’enfermement, de punition ou de répression des personnes.
LES QUATRE FONCTIONS DE LA PRISON
Les quatre fonctions du système carcéral soutenues par le discours dominant (dont l’Etat est le principal acteur) sont la dissuasion, la neutralisation, la réinsertion et la punition. Ces quatre fonctions ne sont majoritairement pas remplies, et dans les cas où elles le sont, elles ne font que reproduire ce système dont nous ne voulons pas.
Ces fonctions sont à la fois des fonctions morales, c’est-à-dire qui définissent les comportements acceptables ou non dans la société, mais également des fonctions pratiques, qui sont appliquées et utilisées quotidiennement par les tribunaux, les procureurs·x·es, les juges et la police (et les avocats·x·es). Ces fonctions morales et pratiques existent dans l’ensemble des sphères de la société (école, travail, famille, …) et sont perpétuellement adaptées en fonction des contextes sociaux.
Dissuasion
Il y a deux formes d’effet dissuasif produites par la prison. D’un côté, la « dissuasion générale », c’est à dire l’influence de la peur de la peine sur le passage à l’acte des personnes. De l’autre côté, il y a la « dissuasion spécifique », c’est à dire comment l’expérience carcérale affecte la récidive des personnes sortant de prison ((Roberto GALBIATI et Arnaud PHILIPPE, « Enfermez-les tous ! Dissuasion et effets pervers des politiques répressives », dans Regards croisés sur l’économie, 2014/1 (n°14), pp. 44 à 57, https://www.cairn.info/revue- regards-croises-sur-l-economie-2014-1-page-44.htm)). Pour comprendre l’effet de la dissuasion générale, beaucoup de facteurs sont à prendre en compte Mais il est probable que le spectre de la prison décourage certaines parties de la population à commettre des actes délictueux. En revanche, en ce qui concerne l’effet de dissuasion spécifique, il suffit de regarder à quel point les taux de récidive sont élevés chez les personnes qui sortent de prison pour remarquer que son effet dissuasif est très faible sur les personnes qui la subissent.
L’effet dissuasif de la prison fonctionne donc sur certaines parties de la population mais pas sur d’autres. À Genève, plus de la moitié des délits constatés en 2018 sont des vols, 10% des infractions à la loi sur les stupéfiants et 12% des infractions à la loi sur les étrangers.((Statistique policière de la criminalité (SPC), rapport annuel 2020,
https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/catalogues-banques- donnees/publications.assetdetail.16464402.html)) Ce sont des délits qui permettent aux personnes qui les commettent de subvenir à leurs besoins. Lorsque c’est la précarité de la situation de vie qui pousse à la délinquance dans un but de survie, la sévérité de la peine n’a aucun effet dissuasif, parce que les motivations du délit ont plus de valeur que le risque encouru. Les inégalités sociales, qui ne font que s’accentuer d’années en années à l’échelle de la Suisse mais aussi du monde, sont la principale cause de la délinquance.
Il est rare que des délinquants fiscaux finissent derrière les barreaux, l’effet dissuasif de la prison concerne peu les classes supérieures. En revanche, il fonctionne sur les personnes qui ont une situation de vie acceptable, un travail et un logement, c’est-à-dire des personnes des classes laborieuses. Le spectre de la prison et la dureté des 6 peines peuvent les détourner de la délinquance. Mais pour le sous-prolétariat((La partie la plus défavorisée du prolétariat, qui dispose généralement de conditions de vie et de logement très insuffisantes et souvent constitué d’immigrés.)), constitué en grande partie de personnes racisées et/ou issues de l’immigration, l’effet dissuasif de la prison est quasiment nul ; les enjeux de survie sont plus importants que la peur de la peine. D’ailleurs, les chiffres sur le taux de récidive montrent que la prison a tendance à « spécialiser » dans la délinquance celleux qui y séjournent plutôt qu’à les en détourner. Puisque la délinquance est intimement liée aux inégalités sociales, la solution pour se débarrasser des prisons réside dans la construction d’une société assurant des conditions matérielles d’existence dignes pour tout le monde plutôt que dans un système répressif qui ne fait que punir des pauvres.
Neutralisation
L’un des concepts fondateurs de l’appareil carcéral c’est la neutralisation, autrement dit : l’empêchement de la capacité de nuire par l’enfermement ; l’action immédiate de mettre une personne hors d’état de nuire. Ce processus de neutralisation prend plusieurs formes. Les plus évidentes sont la neutralisation physique produite par l’enfermement et la neutralisation psychique qui vise directement le mental et l’identité des personnes détenues. Cette notion d’immédiateté est ce qui justifie cette méthode mais c’est aussi ce qui détermine les limites de son action car, comme son nom l’indique, elle n’est pas pensée sur le long terme.
La fonction de neutralisation est utilisée par l’Etat pour neutraliser des personnes et non pas des violences. Certaines violences doivent certes être neutralisées (violences racistes, violences sexistes, etc.), mais ce n’est pas ce que l’Etat fait, au contraire il existe par à ces systèmes de domination qui créent ces violences. Le système neutralise seulement certaines violences commises par certaines personnes. Par exemple, les violences patronales ou étatiques ne sont jamais neutralisées.
Pour autant, étant donné son système de clôture, la prison neutralise effectivement. Mais temporairement. Le temps de la peine. Nous excluons, ici, de revenir sur des arguments aussi violents que la prison à vie et, ou pire encore, la peine de mort qui permettent, en l’état et indéfiniment, une neutralisation, mais qui ne manquent pas de mettre en exergue les échecs et les limites et la violence de ce système. Si aujourd’hui en Suisse la prison à vie n’existe plus et que des peines d’emprisonnement à perpétuité ne sont plus prononcées, l’enfermement peut quand même se prolonger tout au long d’une vie, mais sous d’autres formes. Des mesures peuvent être prononcées pour maintenir des personnes enfermées pour des durées floues voire illimitées (mesures thérapeutiques institutionnelles, internement et internement à vie). En Suisse, l’article 59 du Code pénal (qui est parfois appelé « petit internement » car le CP parle dans ce cas de mesure thérapeutique) donne la possibilité, sans l’aval d’un juge, de prolonger la détention en mesure thérapeutique et à titre préventif. Cela sans prise en considération de la nature du délit commis((Pour plus d’informations : https://www.humanrights.ch/fr/pfi/droits-humains/detention/petit-internement)).
En d’autres termes, la neutralisation produite par le système pénal voit ses limites dans la temporalité et l’espace((Lire Gwenola RICORDEAU et al., Crimes & Peines, Penser l’abolitionnisme pénal, Editions Grevis, 2021.)). Au lieu de neutraliser les violences produites par certains délits, elle se concentre sur la neutralisation des personnes en les enfermant dans un espace précis et délimité, hors de la société, durant une période donnée. Seul l’aspect punitif est considéré, sans perspectives d’avenir ni pour les détenus ni pour rendre la société meilleure. Le système carcéral est présenté, de manière insidieuse, comme la seule perspective de reconnaissance d’un préjudice subi ou de réparation. La réalité est toute autre. Cette neutralisation momentanée dans un endroit défini amène d’autres problématiques. Intramuros par exemple.
Prenons l’exemple d’une personne incarcérée pour des violences physiques contre autrui. Elle est certes neutralisée loin des yeux de la société, le temps de sa peine. Mais ce que l’Etat protège ici c’est précisément cette société. Cela démontre quatre réalités : tout d’abord, le détenu, bien que ce ne soit pas assumé officiellement dans notre pays, est exclu de la société et n’est plus considéré comme un citoyen. Ensuite, les violences sont neutralisées seulement pour l’extérieur de la prison, elles ne le sont pas à l’intérieur de la prison. Une personne condamnée pour une agression quelle qu’elle soit peut agresser d’autres détenus. Troisièmement, la neutralisation ne dure que le temps de la peine, il n’y a pas de prise en charge intramuros pour que l’agresseur ne récidive pas à sa sortie. Enfin, le jugement prend en compte le contexte du délit commis de manière ciblée en faveur des personnes privilégiées socialement (flics, patrons, homme cis blanc, etc.).
L’opinion dominante base sa réflexion sur l’équation suivante : S’il y a délit, il y a prison, s’il y a prison, il y a amélioration. Vraiment ? Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en 2013, en Suisse, 35 % des personnes détenues libérées dans les trois années précédentes avaient été recondamnées((Office fédérale de la statistique, https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-
penal/recidive.html (voir illustration 1))).
La neutralisation est également produite par d’autres outils liés à l’enfermement, d’autres mécanismes plus sournois car moins visibles. Nous pouvons mentionner, par exemple, les humiliations auxquelles les détenus doivent faire face lors des fouilles intégrales avec génuflexion avant et après chaque visite, avant et après chaque contact avec une personne venant de l’extérieur et n’appartenant pas à l’administration carcérale. Ces pratiques affectent directement le mental de la personne détenue. Ces fouilles à nu marquent et appuient la scission entre l’extérieur et la prison. Entre les personnes détenues et le reste de la société. Ce mécanisme amené par la machine carcérale se constitue en plusieurs phases : l’humiliation, la colère, la banalisation, l’acceptation. Ces étapes amènent une à une et puis l’une sur l’autre à dégrader l’image que chaque individu a de lui-même. L’objectif de ce procédé est de rendre la personne détenue docile afin qu’elle ne soit plus en position de perturber le fonctionnement de la prison. En d’autres termes, nous pouvons parler ici de processus de déshumanisation et d’aliénation.
Ces mécanismes de neutralisation tant physiques que psychiques se retrouvent aussi différemment dans les « peines alternatives » (bracelet électronique, assignation à résidence, liberté conditionnelle, travaux d’intérêt général, etc.). Certaines personnes les préconisent pour contrer la récidive mais ce n’est pas une solution non plus. Les peines alternatives fonctionnent, elles aussi, sur le même mécanisme que la prison. Ainsi, en donnant l’illusion d’une pseudo liberté, la personne condamnée entre de manière insidieuse dans la boucle de l’appareil punitif et c’est un cercle vicieux sans issue réelle.
Réinsertion
Une fois le principe de « neutralisation » à son terme, à la fin de la peine, se pose la question de la réinsertion. Car la prison n’améliore rien, au contraire, ses fonctionnements désinsèrent. Après un passage en prison, les perspectives d’avenir sont restreintes voire annulées (accès à la formation, accès au travail, logement, liens sociaux, etc.).
La prison, et plus largement la punition, se donnent pour mission de transformer l’individu qui a enfreint la loi. Par l’enfermement et la discipline, il s’agit de rendre une personne apte à vivre en société. Elle doit intégrer cette société et être capable de vivre selon des valeurs morales établies : le travail, la famille et le respect de l’ordre. Ce projet de réforme de l’individu est caractérisé par un horaire très contraignant, une astreinte au travail, des heures de promenade, de repas et d’activités très courtes. Si la prison discipline, elle ne permet aucune autonomie, les moindres gestes du quotidien étant soumis à autorisation et contrôles. Le travail, imposé ou « proposé », consiste le plus souvent en des tâches d’entretien, de cuisine, « aux pièces » (travail à la chaîne) ou d’exploitation agricole, dans des conditions bien éloignées des standards légaux (voir par exemple, la vétusté de la cuisine de Champ-Dollon) et en moyenne rémunérées entre trois et quatre francs par heure((Peu d’informations circulent à ce sujet, ce chiffre provient de l’article « Les détenus sans travail ont droit à une demi-solde » paru dans la Tribune de Genève du 15.10.2016, https://www.tdg.ch/geneve/actu- genevoise/detenus-travail-droit-demisolde/story/26403712)). Le travail, quand il y en a, semble plus servir à réduire les coûts de fonctionnement de l’administration pénitentiaire qu’à permettre aux personnes incarcérées d’imaginer un avenir professionnel une fois leur peine purgée. Les perspectives d’emploi actuelles – sans même parler de l’impact de la crise sanitaire – laissent douter que le fait d’avoir travaillé en prison soit réellement à même de convaincre un employeur. Les offres de formation intramuros sont rares et limitées aux personnes incarcérées pour de longues peines, ce qui ne représente qu’une minorité de la population carcérale. Les personnes en formation qui se retrouvent incarcérées sont la plupart du temps contraintes à interrompre leur cursus, car peu voire pas de programme de cours à distance n’est mis en place, ce qui rentre en contradiction avec la prétendue fonction de réinsertion sur le plan professionnel. Enfin, en enfermant les personnes, on les coupe de leurs cercles sociaux, familiaux, affectifs, autant d’éléments nécessaires à l’insertion sociale.
À leur sortie de prison, les ex-personnes détenues sont rarement accompagnées par les services compétents (service d’insertion et de probation). Alors que la prison se donne pour but la réinsertion, elle est synonyme de perte de travail (ou de la perspective d’en obtenir à l’avenir), de l’arrêt d’une formation, de la perte d’un logement et de la difficulté de (re)nouer des liens sociaux. À l’inverse du but qu’elle se donne, la prison contribue donc à la désinsertion durable de certaines catégories de personnes. Enfermer c’est aussi d’un même coup créer des conditions matérielles d’existence qui risquent de pousser à la délinquance contrainte. La prison, comme le système inégalitaire dans lequel nous vivons, participerait-elle donc à créer les futures victimes de la répression?
Pyromanes et pompiers, votre mémoire est sélective Vous n’êtes pas venus en paix, votre histoire est agressive Kery James – Lettre à la république
Punition
Punir, c’est peut-être la seule chose que fait effectivement la prison. Mais qu’est-ce que punir si ce n’est de la vengeance stricte ? Quel intérêt pour un Etat de punir, de (se) venger ? Faire souffrir ? Si la souffrance permettait de remplir les autres fonctions vues précédemment, on pourrait peut-être en discuter bien que cela relève d’une bassesse sans égale… Ce n’est que punir pour punir. La punition c’est la violence du puissant ! L’impuissant ne peut pas punir. La punition ne sert qu’à démontrer et exercer un pouvoir, et seulement celleux qui en détiennent peuvent l’infliger (un·x·e élève·x ne peut pas punir son ou sa prof, par exemple). La punition dans le système carcéral, c’est en fait, l’Etat raciste, classiste et sexiste qui inflige de multiples souffrances psychologiques et physiques qui ne profitent en rien aux personnes victimes de délits et de crimes, lorsqu’il y en a.
Au lieu de se concentrer sur les besoins des personnes lésées et/ou victimes, le système pénal, dans son obsession répressive, ne porte son attention que sur la punition des auteurices.
Les victimes sont les oubliées du système pénal et c’est pourtant en leur nom que l’Etat tente de légitimer toute la violence qu’il inflige au travers notamment de la détention. Elles sont dépossédées du tort qu’elles ont subi, avec la prison comme seule option que l’Etat leur met à disposition pour être reconnue comme victimes.
L’imaginaire qui entoure l’idée de réparation passe par la punition du coupable. C’est une construction sociale soutenue par un ensemble de normes punitives (punitions à la crèche, à l’école, chantage, …). En réalité, on peut se demander si c’est vraiment la punition qui aide le plus les personnes victimes ou survivantes dans leur besoin de réparation ?
À QUOI LA PRISON SERT-ELLE VRAIMENT ?
Si la prison ne remplit que peu les fonctions avancées pour la légitimer, ce n’est pas pour autant qu’elle est défectueuse. Au contraire, son objectif est tout autre et est rempli à merveille : le maintien d’un ordre social et racial.
Tri social et racial : le « Que punit-on » cache le « Qui punit-on »
La prison est un outil utilisé afin de criminaliser les personnes économiquement affaiblies par un système capitaliste et raciste. Les personnes noires, arabes, personnes des Balkans, rroms et latinas en sont les premières cibles. Ce processus de criminalisation effectue un tri racial qui isole, précarise, discrédite une catégorie de personne et ainsi justifie les violences que le système carcéral produit. Ce qui amène aujourd’hui principalement à faire de la prison en Suisse ce sont les vols, le séjour illégal, le recel – soit la revente de produits volés – et les stups (tout ce qui est lié à la drogue). Mis à part quelques enquêtes qui font la une des médias, la police arrête principalement les personnes les plus exposées : celles qui passent beaucoup de temps dans la rue parce qu’elles y travaillent, et/ou n’ont pas d’autres endroits où aller.
À Genève, celui (car ce sont dans l’immense majorité des hommes) que cherche à punir la justice c’est l’homme non-suisse et/ou non-blanc pauvre. On choisit de cibler des personnes et non pas des infractions : la police n’arrête pas aléatoirement les personnes blanches dans la rue — ou rarement et cela ne fait pas système —, mais elle arrête les personnes racisées. On parle ici de contrôles au faciès ou de profilage racial(( Tribune de Genève, « Un guide met en garde contre le délit de faciès en Suisse », 08.06.2018,
https://www.tdg.ch/suisse/guide-met-garde-delit-facies-suisse/story/2062898)). Mauro Poggia, Conseiller d’État chargé du Département de la sécurité, de la population et de la santé à Genève a récemment rappelé que 70% des détenus à Genève « n’ont aucun lien avec le territoire », et qu’ils « doivent donc être enfermés((Le Courrier, « Le parlement veut des prisons «plus humaines», 30 octobre 2020, https://lecourrier.ch/2020/10/30/le-parlement-veut-des-prisons-plus-humaines/ [en ligne].))». » .
La répression ne cible pas l’étudiant·x·e blanc·x·he qui vend de l’herbe depuis sa maison à côté de ses études. Parce qu’il est blanc et que la police est raciste, donc que sa blanchité le rend insoupçonnable ; parce qu’il a une maison ; parce qu’il n’a pas forcément besoin de se mettre dans des situations dangereuses puisqu’il dispose souvent d’autres ressources pour subvenir à ses besoins. Puisqu’elle cible une immense majorité de personnes racisées (suisses ou étrangères), la prison est l’outil répressif ultime d’un pouvoir intrinsèquement raciste et de classe. Les autorités pénales enferment ceux qu’elles considèrent comme indésirables. Elles n’arrêtent pas les riches non, elles arrêtent les pauvres.
Dans le cadre du système pénal, la peine ferme est la continuité, et l’étape quasi finale, de ce tri racial qui est effectué dans un premier temps par la police. C’est ensuite au tour des procureurs·x·es puis des juges de condamner les personnes différemment en fonction de leurs origines sociale et raciale. Le système pénal désigne et perpétue l’existence d’une population de personnes considérées comme indésirables et ne méritant pas de vivre libres, de personnes emmurées vivantes.
Contrôle de l’immigration
En Suisse et ailleurs, la prison est largement devenue un outil de gestion de l’immigration dite « indésirable ». Alors que le nombre de personnes suisses enfermées 13 diminue de façon ininterrompue depuis 35 ans((FINK, p.33 : Les révisions des dispositions pénales de diverses lois depuis les années 1980 (Code pénal militaire, médicalisation des addictions, révisions du droit des sanctions, parmi d’autres) ont contribué à ce que les Suisses soient de moins en moins envoyés derrières les barreaux. »)), ces dernières ont progressivement été remplacées par des personnes étrangères sans permis de séjour, des personnes requérantes d’asile déboutées et des « sans-papiers » que l’Europe refuse d’admettre sur son sol. La Loi sur les étrangers criminalise formellement leur statut. Elle prévoit des peines allant jusqu’à un an de prison ferme et fait concrètement apparaitre la prison comme l’antichambre de la machine à expulser (centre de renvois, détention administrative, aéroport). La « libération » se transforme alors en une deuxième peine : l’expulsion. En se focalisant ainsi sur une immigration issue des anciennes colonies et des marges racialisées de l’Europe, la prison participe concrètement à la reproduction d’une « suissité » et d’une « européanité » blanche.
À Genève, le procureur général Olivier Jornot déclare d’ailleurs ouvertement « utiliser la Loi sur les étrangers pour pouvoir harceler les délinquants de rue. Car dans l’engagement opérationnel de la police, il est beaucoup plus facile de contrôler des personnes pour savoir si elles ont le droit d’être en Suisse que de prendre des dealers sur le fait »((Tribune de Genève, « Nous revenons à une politique plus ferme », interview d’Olivier Jornot, 20 octobre 2017, www.tdg.ch, [en ligne], consulté le 26 avril 2018)). Difficile d’imaginer qu’une telle politique puisse, en pratique, prendre une autre forme que celle du profilage racial. En se basant sur le droit d’enfermer provisoirement quelqu’un dont on craint qu’il pourrait fuir le territoire Suisse (soit se soustraire à la justice étatique) les procureurs·x·es vont systématiquement enfermer provisoirement les personnes sans statut légal en Suisse ou sans adresse en Suisse. L’évaluation de ce risque de fuite n’est jamais personnalisée et systématiquement appliquée, les procureurs·x·es n’analysent pas la situation individuelle des personnes sans statut légal. Le fait que certains·x·es aient des enfants en Suisse, une famille, un travail, etc. et que la fuite ne soit donc pas un risque n’est jamais observé. Pour les personnes sans statut dans le pays qui les enferme, une fois en prison, les soutiens extérieurs sont souvent moins nombreux voire inexistants. Les souffrances et les privations liées à l’incarcération s’en trouvent d’autant renforcées.
Gnaedinger, Luca, (2018), Migration et criminalisation : La prison dans le dispositif genevois d’exclusion des étranger·ère·s, Travail de Master, Université de Genève, p.4.
En dehors du contrôle des immigrés identifiés comme des « menaces », la prison fait indirectement office d’outil de subordination pour les autres, celleux qui lui échappent, y compris l’immigration dite « régulière » : le système d’immigration suisse étant profondément assimilationniste et méritocratique, tout statut peut théoriquement y être révoqué ramenant l’étranger déchu au statut « d’étranger enfermable », « expulsable ». En ce sens, la prison (de même que l’expulsion) est une menace constante pour nombre d’immigrés, bien plus tangible que pour nombre de Suisses.
Gestion des indésirables
La population carcérale en Suisse est principalement constituée de personnes provenant des classes sociales défavorisées et la population étrangère y est surreprésentée . La gestion punitive des populations par l’enfermement permet d’écarter les individus·x·es et groupes sociaux jugés indésirables car dangereux pour l’ordre social et moral dominant.
Dès son institutionnalisation en Europe au 17-18e siècle, l’enfermement a eu un rôle de régulation sociale, sous différentes formes. Différentes catégories de la population sont écartées afin d’éviter une supposée influence néfaste sur le reste de la société. En Suisse, l’internement administratif a longtemps constitué l’exemple le plus criant de l’utilisation de l’enfermement à des fins de préservation de l’ordre moral dominant. À son abandon en 1980, cette mesure a concerné jusqu’à 60’000 personnes selon les estimations officielles((Pour aller plus loin, voir la Commission Indépendante d’Experts : https://www.uek-administrative- versorgungen.ch/page-daccueil .)).
Aujourd’hui encore, l’enfermement est utilisé comme instrument de gestion des comportements et des personnes jugées déviantes à la norme morale dominante. Que ce soient les personnes toxicodépendantes, les personnes psychiatrisées, les mendiant-e-s, ou les sans-papiers, l’objectif est de protéger une partie de la société de certaines catégories de la population quasi exclusivement par des moyens coercitifs. L’arbitraire règne quand il s’agit d’écarter celles et ceux que la bourgeoisie ne saurait regarder dans les yeux.
Le « travail en prison » : main d’œuvre captive
Le travail des personnes condamnées est envisagé comme partie intégrante de la sanction((Les personnes en détention avant jugement ne sont pas astreintes au travail par le droit suisse)). Il est censé discipliner, réformer et préparer l’individu à la « réinsertion ». Toute personne condamnée se voit donc contrainte à travailler.
Dans le cas de travail pour le compte d’employeurs privés, le consentement de la personne détenue est requis. Elle n’a cependant accès à un »emploi » que dans les conditions fixées par l’administration pénitentiaire. De plus, l’octroi d’une libération conditionnelle et des changements de régime d’exécution de peine seront facilités pour les personnes qui acceptent de travailler en prison, ce qui les incitent à accepter n’importe quelles conditions. Le travail est présenté comme une possibilité pour les personnes incarcérées de pouvoir payer les coûts de la détention, de cantiner (achats à l’épicerie de la prison, en sachant que les rares produits proposés à la vente à l’intérieur des prisons sont 2 à 3 fois plus chers qu’à « l’extérieur ») de soutenir la famille à l’extérieur et payer tous les frais liés à la condamnation ((Le Courrier, «Dettes en détention: la double peine », 18 août 2021, https://lecourrier.ch/2021/08/18/dettes-en- detention-la-double-peine/ [en ligne].)). Cette activité est également une des seules occasions de pouvoir sortir de sa cellule quelques heures par jour (en sachant que dans de certaines prisons, par exemple à Champ-Dollon, les personnes détenues restent 23h/24h en cellule).
La notion de « travail en prison » englobe principalement deux types d’activités : la maintenance des prisons et la production de biens. Certains établissements sont ainsi conçus comme des centres de production agricole permettant non seulement d’assurer l’approvisionnement des établissements pénitentiaires mais également la vente à des particuliers et à des entreprises privées. Les Établissements de la Plaine d’Orbe (VD) sont le troisième plus grand domaine agricole de Suisse. Outre la production agricole, les personnes incarcérées peuvent être assignées à la fabrication d’objets destinés à la vente (boulons, stylos, sellerie, reliure etc.).
Dans les deux cas de figure, l’administration pénitentiaire utilise une main d’œuvre à bas coût (entre 3 et 4 francs de l’heure) afin de réduire ses coûts de fonctionnement, que ce soit en assumant des tâches relevant de la maintenance des établissements ou par la production de biens destinés à la vente((Sur le sujet voir Guex Sébastien/Buclin Hadrien, « Chères prisons ? Le coût des établissements de détention du canton de Vaud dans une perspective de longue durée, 1845-2015 », Déviance et Société, vol. 42, n° 2 2018, pp. 277-323. https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2018-2-page-277.htm)).
Sous couvert de réinsertion, la mise au travail des personnes incarcérées sert donc à réduire les coûts de l’administration pénitentiaire. Les tâches et les conditions matérielles dans lesquelles celles-ci sont effectuées ne permettent pas réellement de penser que le travail imposé aux personnes incarcérées offre des possibilités de réinsertion. Les quelques rapports disponibles à ce sujet relèvent par exemple le manque de protection lors de maniement de machines ou d’objets dangereux, ou encore l’insalubrité des cuisines de certains établissements((Voir : Comité de prévention contre la torture, Rapports 2008, § 123ss ; 2011, § 56; Commission Nationale de la prévention de la torture, 2014, § 19ss ; Commission des visiteurs du Grand Conseil (VD), Rapport, 2018-2019, p. 29; 2012-2013, p. 8, 29 ;)). Les personnes incarcérées ne disposent pas des protections sociales prévues par le droit du travail suisse. Des personnes en âge de retraite ou au bénéfice d’une rente invalidité peuvent se voir obligées de travailler. Les tâches sont souvent répétitives et peu valorisées sur le marché du travail en dehors. Les rémunérations sont si basses qu’il semble peu probable qu’elles puissent réellement permettre de faire face aux frais engendrés par l’incarcération.
Le travail est un des éléments observés au moment d’évaluer le bon comportement d’un détenu, notamment au moment d’accorder une libération conditionnelle. Or le nombre de places de travail est en pratique très restreint et une simple entorse au règlement peut conduire à la perte de la place de travail et au placement en isolement au cachot.
Quant aux offres de formation au sein des établissements pour les personnes en exécution de peine, elles sont peu nombreuses et il est difficile de concevoir l’institution carcérale comme un lieu de formation.
Cette violence relative au travail ne s’arrête pas une fois les personnes libérées. Au contraire, la prison crée une main d’œuvre qui sera aussi exploitable au dehors des murs. En effet, la prison demeure par la suite un stigmate que la personne devra porter toute sa vie qui s’illustre entre autres par une plus ou moins longue période sans emploi ou un casier judiciaire non vierge. Elle sera alors reléguée à un travail peu rémunéré, souvent difficile avec des horaires peu évidents, pour autant qu’elle en trouve un.
Dans une société fondamentalement inégalitaire, les personnes économiquement précaires sont contraintes, parfois par peur de se voir incarcérer, d’accepter leur exploitation par leur patron·x·e plutôt que s’orienter vers une voie délictuelle qui pourrait peut-être leur permettre d’avoir plus d’argent. En ce sens, l’institution carcérale, en plus de créer une main d’œuvre exploitable pendant l’incarcération et après, sert également à perpétuer une classe précaire.
Répression des opposant·e·s politiques
Historiquement, une conception punitive de la justice et l’institutionnalisation de la prison ont été utilisés comme outils de répression de l’opposition politique lorsqu’elle dépasse le cadre conventionnel. La catégorie de ‘prisonniers politiques’ est généralement comprise comme regroupant les personnes ayant été incarcérées pour des délits ayant traits à leurs opinions politiques ou à cause de leurs opinions en tant que telles.
Délit d’opinion
En Suisse, jusque dans les années 90, les objecteurs de conscience constituaient une grande partie de l’effectif carcéral. La mise en place d’alternatives au service militaire avec la loi sur le service civil de 1996 marque un tournant dans la répartition des catégories de population emprisonnées((FINK p.33 A partir de là, les étrangers ont été majoritaires dans la population carcérale.)). Le délit d’opinion est dès lors théoriquement une réalité inexistante. Néanmoins, la Loi sur les Mesures Policières de lutte contre le Terrorisme (LMPT), votée et acceptée en juin 2021 prévoit l’incarcération préventive en cas de soupçon lié à des opinions politiques. Sans nécessiter le mandat d’un juge, les services de police peuvent, sur la base de soupçons d’activité terroriste (notion floue et peu encadrée par le droit) prendre des mesures de coercition pouvant aller jusqu’à l’incarcération préventive. Au vu du contexte politique actuel, les principales cibles de cette loi seront les personnes identifiées comme musulmanes (vu le contexte islamophobe) et les militants·x·es d’extrême gauche. Nous sommes face au renforcement d’un système de punition préventive du délit d’opinion, dans les mains arbitraires des services de police((Site du comité contre la loi https://detentions-arbitraires-non.ch)). Cette loi s’inscrit dans la continuité de différentes dispositions juridiques permettant la surveillance et l’action policière préventive contre les individus et mouvements jugés subversifs par les autorités. Un des exemples les plus retentissants est le scandale des fiches qui révéla l’ampleur du travail d’information et de contrôle mené par la police fédérale dans la deuxième moitié du XXème siècle.
Délits pour raisons politiques
L’action directe, que ce soit sous forme de sabotage, de manifestation non-autorisée, d’occupation de lieux ou autre est systématiquement réprimé par le système pénal. Le plus souvent, les motifs politiques des actes incriminés passent au second plan ou sous silence. La carcéralisation d’une partie de l’opposition politique concerne ces dernières années plusieurs types d’activisme. Les personnes perçues comme musulmanes concentrent une grande partie de l’attention médiatique et politique dans un contexte islamophobe, renforcé depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York. L’incarcération touche aussi d’autres espaces politiques, en particulier l’extrême gauche, même si à Genève en tout cas, le risque de se retrouver en prison pour cette raison est moins élevé. Néanmoins, il existe tout de même des personnes incarcérées dans ce cadre, et même si les personnes n’exécutent pas de peine carcérale, elles se retrouvent fréquemment confrontées au système pénal, à travers des amendes, des peines avec sursis, etc.
En somme, la criminalisation d’une partie de l’opposition politique permet de dissuader, taire, individualiser, dépolitiser, écarter la subversion. Cette criminalisation dégrade les arguments politiques en les rendant inaudibles par leur qualification en actes délictueux et leur décontextualisation. Il est clair que l’encadrement judiciaire des activités politiques se fait dans un but de conservation et de stabilisation de l’ordre politique et économique dominant. Dans ce cadre, la prison est un outil politique de dissuasion. Le but de la prison et de la justice punitive est de réguler les rapports sociaux en les pacifiant et en protégeant l’ordre social tel qu’il est actuellement. En considérant la manière dont sont criminalisées les personnes issues des classes sociales les moins favorisées, les personnes migrantes, les personnes racisées, en considérant la manière dont leur existence est perçue comme un risque pour l’ordre social, comment ne pas concevoir tous·x·tes les prisonniers·x·ères comme politiques ?
Masculinités racisées
La prison enferme principalement des hommes racisés, pauvres et/ou marginalisés. Ce système se base notamment sur une construction raciste des masculinités. Par exemple, un homme blanc de bonne famille qui vend du shit n’est jamais traité de la même manière qu’un homme racisé habitant un quartier populaire qui vend la même quantité de shit. Le premier risque moins de se faire arrêter, et même s’il se faisait arrêter il ne sera jamais condamné de la même manière que le deuxième car l’application de la loi est basée sur des critères stéréotypés. L’homme blanc qui vend du shit est plus volontiers considéré comme ayant commis « une erreur de jeunesse », alors que l’homme racisé sera surveillé, recherché et contrôlé.
La hiérarchisation des masculinités en fonction de la race sociale façonne la société. Elle insinue que les hommes racisés sont des dangers, des délinquants potentiels, qu’ils sont « déviants », car ils sont « autres ». Dans les sociétés occidentales modernes, dont la construction a reposée sur l’esclavagisme et la colonisation, les hommes racisés ont été exploités pour leur force de travail à travers l’histoire et jusqu’à aujourd’hui. Ils sont maintenus en théorie et en pratique dans cette position pour ne pas menacer la position dominante des hommes blancs. Cette hiérarchisation se modifie, évolue ensuite en fonction des contextes et des migrations qu’elles soient européennes ou extra-européennes. Cette vision est disséminé dans la société, dans la tête des gens, des juges, des procureurs·x·es, des avocats·x·es et des flics à travers les médias, la culture occidentale, etc ((Voir DORLIN, Elsa, Se défendre, p.136.)).
Ainsi, par ce système, les personnes blanches qui ne sont pas en prison peuvent être confortés par le fait que « ce ne sont pas eux qui sont en prison » car le profil de ceux qui y sont ne leur correspond pas. C’est ainsi que se renforce l’impression d’altérité. Cela accroît une certaine ségrégation dans la société entière : les blanc·x·ches se sentent moins atteignables et donc peuvent juger, accroître les stéréotypes, en toute impunité, sans craindre la répression.
Justice sexiste
Dans ce chapitre, nous utiliserons les termes de femmes et hommes, pour désigner les catégories sociales construites par la société et perpétuées par l’institution de la Justice. Il convient donc de comprendre ces termes dans le sens des genres attribués ou perçus comme tels plutôt que le genre réel des personnes.
La prison et le système pénal renforcent le patriarcat, les rôles sociaux et les stéréotypes de genre. La justice étatique est profondément sexiste. Alors que celles et ceux qui condamnent prétendent s’occuper des agresseurs, ils maintiennent les violences sexiste et sexuelles dans la société, en ne réglant jamais le problème à la source. Ils enferment certains hommes, condamnent certaines masculinités, le traitement pénal puis carcéral est différent en fonction du genre en raison des rôles et constructions qui y sont assignés. Les femmes ou identifiées comme telles sont moins perçues comme des délinquantes potentielles que les hommes, car on leur assigne généralement un rôle de personne sage, attentionnée, qui s’occupe des autres, etc. Cependant le patriarcat est raciste. Il divise les rôles sociaux de genre en fonction de la racialisation et de l’origine sociale (perçue ou avérée) : on n’attend pas la même chose des femmes blanches que des femmes racisées, des riches que des pauvres, etc. Certains délits sont principalement assignés à certaines femmes. Par exemple, les rroms sont particulièrement réprimées pour mendicité ou vol. L’Etat présuppose que toutes ces femmes mendient ou volent et se permet de les condamner pour cela, sans même en avoir la preuve formelle, à cause du stéréotype qui leur est attribué.
Les travailleur·x·euses du sexe peuvent être enfermées pour leur travail dans les pays où la prostitution est illégale ou criminalisée, ce qui n’est pas le cas en Suisse, mais par exemple le cas en France. Malgré le fait que leur activité n’est pas illégale en Suisse, les stigmates qui incombent les travailleur·x·euses du sexe ont des conséquences concrètes (obligation de s’annoncer à la police, violences policières, etc.) et se reportent donc plutôt sur l’application de la peine pour un autre délit commis.
Une autre « prise en charge » de ces femmes « déviantes » induite par le système pénal et carcéral est la médicalisation. Les femmes condamnées selon leur identité perçue ( race, classe sociale, genre…) sont plus vite médicalisées que les hommes pour les délits qu’elles commettent, à nouveau parce qu’elles ne se situent pas là où la société les attend (soit à la maison par exemple). Elles sont perçues comme « folles », « hystériques », ou « folles amoureuses » lorsqu’il s’agit de complicité dans un délit.
Elles sont perçues comme des « monstres » lorsqu’elles sont elles-mêmes actrices de violences ou de crimes, par exemple, lorsqu’une femme tue son conjoint, pour se défendre des agressions qu’il lui fait subir. Elle sera alors plus souvent perçue comme « monstrueuse », alors qu’un homme qui tue sa conjointe aura commis un crime «passionnel». Ces appréciations sexistes et misogynes sont des constructions sociales qui se répercutent sur la condamnation. Elles sont basées sur une « irrationalité » incombant aux femmes et d’autant plus aux femmes racisées. En somme, la personne qui est légitimée dans l’usage de violence est souvent celle qui aura moins de conséquences pénales.
Cela pose la question de qui est légitime à user de la violence, et contre qui. La personne en position dominante socialement sera généralement considérée plus légitime à utiliser la violence et donc les conséquences pénales seront moins importantes pour elle.
La prison et son système sont utilisés comme un outil de contrôle du corps et des vies des femmes et personnes trans* et/ou non-binaires. Il s’agit d’un outil sexiste, puisque d’une part il condamne les femmes « déviantes », et d’autre part il renforce les masculinités racisées dans des rôles de violence, de délinquance, etc. Ces femmes déviantes sont non-seulement condamnées pour ne pas être celles que la société souhaiterait qu’elles soient (à savoir sages, disciplinées, attentionnées, etc.), mais la prison perpétue la violence à leur encontre car les violences carcérales sont combinées aux violences sexistes.
Le système pénal est la seule proposition faite par l’État pour traiter les violences sexuelles et sexiste, en enfermant les hommes qui commettent des agressions. Mais cela ne fonctionne pas. Les hommes riches et blancs qui violent ne sont que très rarement (si ce n’est jamais) enfermés. Si effectivement une faible proportion des détenus sont enfermés pour viol, ils le sont surtout pour être non-blancs, sans-papiers, marginaux, pauvres, etc. Le cas ultra-médiatique de Dominique Strauss-Kahn est un exemple parmi d’autres.
En plus de cela, quand la justice étatique rentre en matière, l’attention est systématiquement mise sur l’auteur des violences et pas sur la volonté de la survivante. De nombreux témoignages de survivantes démontrent que la condamnation de l’agresseur n’est pas toujours une façon satisfaisante pour elles de faire justice. En effet, le problème est traité uniquement sur le fait d’éloigner et punir l’agresseur en l’enfermant, mais le système pénal ne porte aucune attention sur les besoins de la survivante pour se reconstruire à la suite de l’agression. Son objectif est donc clair : condamner certains hommes, pas s’occuper des survivantes.
Les violences sexuelles et sexistes sont produites par le système capitaliste et patriarcal dans lequel nous vivons. C’est sur ce système que repose la justice d’État, qui vise à le maintenir pour son bon fonctionnement. En même temps, la justice prétend défendre les victimes des agressions qui découlent de ce même système. Ce qui paraît être une contradiction ne l’est pas, car la justice d’État opère un tri entre les hommes, et entretient l’idée que seuls certains hommes sont violents. Ce tri est basé sur une division des rôles sociaux de genre en fonction de la racialisation et de l’origine sociale. En enfermant seulement certains hommes, elle donne l’impression aux autres hommes « libres » de ne pas être les mêmes que ceux qui sont enfermés pour ce type de délit, et participe ainsi à rependre l’idée que #notallmen((Ce hashtag s’est popularisé et a été employé en opposition au #MeToo, il peut aussi se comprendre dans son sens strict, à savoir « pas tous les hommes » sont traversés par le patriarcat.))…sont des auteurs potentiels de violence.
Prison binaire, prison transphobe
La prison et le système pénal maintiennent le patriarcat, le sexisme et la transphobie, en ne permettant pas à certaines identités d’exister comme elles le souhaitent. C’est un outil de contrôle des genres, qui renforce toujours la binarité. Le fonctionnement de la prison s’appuie sur un système de genre strictement binaire : les hommes et les femmes. Bien que la loi ne soit pas différente en fonction du genre, l’application de celle-ci l’est : les prisons sont séparées en secteurs hommes ou femmes, sur la base du genre officiel (genre qui figure sur les documents officiels) uniquement. Ce système-là n’offre aucune place aux personnes qui ne se conforment pas à ces normes de genre, par exemple les personnes trans* et/ou non-binaires. Ces dernières sont détenues dans les secteurs correspondant à leur genre officiel plutôt qu’en fonction de leur demande . Les personnes trans* qui suivent un traitement hormonal ne peuvent pas le poursuivre lorsqu’elles sont incarcérées. S’ajoutent à cela de nombreuses violences psychologiques, physiques et sexuelles de la part des autres personnes détenues et du personnel pénitentiaire. Néanmoins, il est
très difficile d’obtenir des données et statistiques sur le nombre de personnes concernées et de leurs récits, puisque la question du genre des personnes trans* ou non-binaire est volontairement ignorée par l’administration carcérale, à l’image de la sociétéengénéral(( https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curiavist/geschaeft?AffairId=20183267 2)).
Punir les proches
La peine infligée par l’enfermement ne se limite pas aux personnes enfermées. Les proches vivent aussi une forme de peine. Car les personnes détenues sont des frères, des sœurs, des amoureux, des amoureuses, des enfants, des pères, des mères, des amis·x·es, des amants·x·es, en bref ils et elles sont plus ou moins inscrits·x·es dans un entourage qui va souffrir de leur détention. Les conséquences de cet enfermement pour les personnes proches sont nombreuses.
Toutes les tâches supplémentaires que les proches prennent en charge s’appelle « la charge mentale carcérale » (terme emprunté à la personne qui gère l’instagram : Confession.dune.femmededetenu). Cette charge, qui signifie tout faire pour se rendre disponible sur les plans émotionnels et pratiques, pour amoindrir la violence imposée à la personne incarcérée, est le plus souvent assumée par des femmes : mère, amoureuse, compagne, ou sœur…
L’aspect auquel on pense en premier, c’est la souffrance et la tristesse d’avoir une personne qu’on aime loin de nous, de n’avoir que très peu, voire aucun contact avec, de n’avoir presque aucune nouvelle d’elle et de la savoir dans un environnement où elle souffre. Avoir une personne qu’on aime enfermée c’est penser à elle tout le temps, c’est l’avoir de manière omniprésente dans son esprit. Mais c’est aussi essayer de réussir à avancer dans sa vie « dehors » avec le décalage imposé par le « rythme prison », par exemple se rendre disponible au moment où les appels sont possibles, quand ils le sont, c’est prendre le temps d’aller au parloir et le temps d’écrire des lettres. C’est laver le linge, apporter le linge, contacter l’avocat·x·e, gérer les questions administratives. Ce rythme n’est pas pris en compte « dehors », la vie continue. Pour être au plus proche de la personne enfermée, des décalages et des ruptures avec le monde du « dehors » sont inévitables.
Il y a également l’aspect économique. En effet, avoir une personne qui tombe en prison représente une charge pour les proches car il faut lui apporter de l’argent (pour les téléphones, les achats à l’épicerie où tout est plus cher que dans les autres magasins, les timbres, etc.). En plus, il faut souvent assumer les frais d’avocat, les frais de justice, les amendes, les dédommagements aux éventuelles victimes, etc. Plus encore, avoir un·x·e proche en prison représente pour beaucoup la perte d’un revenu et de ressources. Les femmes sont doublement affectées, car elles sont généralement celles qui prennent toute la charge mentale carcérale, et qu’elles se retrouvent seules à devoir assumer les tâches du quotidien en plus de celles qu’implique l’incarcération de leur proche.
Pour les proches, la prison c’est aussi une peine psychologique car en plus de la souffrance d’avoir une personne qu’on aime incarcérée, il faut subir le jugement de l’entourage, le jugement de la société au sens large, et les nombreux a prioris sur la prison.
La prison désinsère. C’est encore une fois aux proches que revient la charge d’accompagner la personne une fois libre, parce que l’Etat ne fait rien en ce sens. L’accompagnement se fait sur le plan financier, afin de subvenir aux besoins de « l’ex- détenu·x·e », trouver un lieu où vivre (si la personne n’a pas de logement ou l’a perdu lors de sa peine), l’accompagner psychologiquement parce que la prison laisse des marques. C’est le·x·la (ré)intégrer dans la vie de famille (s’il y a une famille), auprès des enfants notamment. En bref, c’est soutenir une personne totalement désinsérée. Ce soutien peut aussi parfois être l’objet de tensions parce que ce rapport d’entraide, de soutien crée souvent des relations inégales entre les personnes et parfois, l’ex- detenu·x·e souffre d’autant plus de se voir à ce point rendu dépendant.
La prison est une violence sexiste à l’encontre des femmes qui sont majoritairement celles qui portent tout le travail du care, soit le travail de prendre soin de l’homme enfermé. En enfermant les hommes et en faisant reposer de manière contrainte toutes les conséquences émotionnelles et matérielles sur les femmes, l’Etat exacerbe la division genrée des rôles. Les femmes ayant des proches incarcérés·x·es se retrouvent elles aussi à endurer une forme de peine((Pour aller plus loin sur cette question, on vous renvoie au livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison,Gwenola RICORDEAU, à l’Instagram : Confession.dune.femmededetenu et à la rubrique « textes des proches » de notre site internet : https://parlonsprisons.noblogs.org/post/category/proches/)).
CONCLUSION
Pierre par pierre…
En conclusion, la délinquance est le fruit d’une société basée sur un système d’exploitation raciste et sexiste causant des inégalités profondes. C’est la condition sociale ainsi que l’appartenance à des groupes opprimés qui déterminent la délinquance ainsi que la façon dont on sera jugé, condamné, enfermé et tué.
Les délits que le système pénal juge, sont en réalité majoritairement liés aux conséquences des inégalités sociales que le système a lui-même créé. Le système pénal et carcéral a été construit afin de servir des intérêts ; des fonctions bien précises. Cependant, comme nous l’avons démontré, une partie des fonctions que la prison se donne ne sont pas remplies. Si le système capitaliste n’existait pas, de nombreux délits réprimés n’existeraient probablement pas non plus. Il semblerait bien plus sensé de se battre contre les raisons et les contextes qui poussent à commettre les délits plutôt que contre les délits eux-mêmes. En réprimant les acteurs·x·ices des délits, c’est comme si on essayait de guérir la toux dans le cas d’une pneumonie : on s’occupe du symptôme plutôt que de s’attaquer à la source. On préfère enfermer les voleurs·x·ses plutôt que de lutter contre la pauvreté.
L’idée de punir en elle-même doit être remise en question. Certains délits, certaines violences vont à l’encontre de l’ordre établi. Se défendre contre la police, contre, les racistes, contre des agresseurs ou voler dans un supermarché sont autant de manières de résister contre un ordre inégalitaire. Ils sont alors légitimes par leur caractère vital. Dans d’autres cas, les violences et délits soutiennent des rapports de domination. Pour ceux-ci, la punition n’est toutefois pas la solution. Pour les autres, les délits qui lèsent des personnes illégitimement, la punition n’est toutefois pas la solution, au contraire. Les réformes du système pénal ou l’amélioration des conditions de détention sont nécessaires parce qu’elles atténuent les souffrances des personnes concernées mais, elles ne sont pas une fin en soi. Parce qu’elles ne remettent pas fondamentalement en cause l’existence de la punition, du système pénal et des prisons, elles permettent même au système pénal de légitimer ses politiques répressives et carcérales et donc de s’adapter aux différents contextes pour se maintenir.
— Semi, bracelet, condi’, on s’en fout, le plus important, c’est la liberté. Soso maness
Pour nous, la lutte abolitionniste passe par un soutien immédiat aux revendications des personnes qui vivent la prison, et dans ce contexte, nous trouvons que les revendications pour l’amélioration des conditions et les peines alternatives sont nécessaires.
Face à des peines de prisons fermes, les peines alternatives peuvent être une amélioration des conditions de détention, et éviter par exemple d’être enfermé·x·e derrière les barreaux, d’être éloigné·x·e de ses proches, de se faire tabasser par les gardiens·x·nes ou de mourir en prison… Et pour cela, tant que la prison et son système existeront, ce sera toujours mieux que les peines alternatives remplacent l’enfermement. Nous refusons de considérer les alternatives actuelles à la détention (bracelet, assignation à résidence, Travaux d’Intérêts Généraux, etc.) comme des solutions à long terme, parce que ces méthodes restent violentes, restrictives, punitives et traitent les personnes en fonction de leur origine sociale, de leur race, ou de leur genre.Quelque soit la peine, le but est le même : contrôler, punir et restreindre la liberté de certains groupes de personnes.
C’est l’existence même des politiques pénales et répressives qui est un problème et pas uniquement leurs manières concrètes de s’exercer. Le système carcéral et pénal fait pleinement partie du modèle sociétal dans lequel on vit. Dès lors, seul un changement profond et entier de la société pourrait mener à l’abolition des prisons et du pénal et l’inverse est aussi vrai, ce n’est qu’avec leur abolition que nous pourrons envisager de vivre dans un monde juste sur tous les aspects.
Nous nous devons de développer des luttes révolutionnaires antiracistes, féministes, anticarcérales et anticapitalistes. Nous nous devons également de dénoncer les pseudo-féministes carcérales qui revendiquent davantage de politiques répressives et qui ne font que perpétuer un système raciste et de classes (on ne parle pas ici de démarches individuelles des survivantes d’agression).
Néanmoins, changer et détruire le système profondément injuste et violent qui fonde notre société nous prendra du temps. Ce travail est nécessaire mais nous nous devons de penser « l’entre-temps », car pendant que la lutte abolitionniste se construit, des personnes continuent à subir quotidiennement la violence du système contre lequel nous nous battons.
Et après ?
Notre lutte se dirige vers l’abolition totale du système pénal et carcéral.Il s’agit alors de penser au principe de base qui nous semble effectivement nécessaire lorsque des personnes sont lésées, c’est à dire, rendre une forme de justice. Une justice qui n’a rien à voir avec celle qui a construit le système pénal. Une justice qui prend en compte les besoins et les envies d’une personne lésée, survivante ou victime. Une justice qui comprend les dynamiques et les contextes sociétaux des personnes qui commettent une violence et de celles qui la subissent. Pour que cela soit possible, pour que cette justice soit effectivement juste, elle doit être profondément féministe, antiraciste et anticapitaliste. Elle doit se baser sur des communautés et des collectivités et il est essentiel que celle-ci se construise à travers des discussions collectives et communautaires qui ne sont effectivement possibles que si les inégalités structurelles sont visibilisées et détruites. Nous ne prétendons donc pas être en mesure de la construire nous-même maintenant et voici quelques pistes proposées par la militante afro-américaine Angela Davis((Angela Davis est une militante, professeure de philosophie et écrivaine afro-américaine. Militante du mouvement des droits civiques aux États-Unis, membre du Black Panther Party, elle a ensuite poursuivi une carrière académique. Elle es l’auteur de nombreuses publications sur la philosophie féministe, et notamment le Black feminism, les études afro-américaines, la théorie critique, le marxisme ou encore le système carcéral.)) pour penser autrement :
« Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.
En résumé, plutôt que d’imaginer une seule alternative possible au système punitif actuel, nous pourrions réfléchir à un faisceau de dispositifs exigeant une transformation radicale de nombreux aspects de notre société. Les solutions qui éludent la question du racisme, du machisme, de l’homophobie, des préjugés liés à la classe sociale et d’autres structures de domination ne permettront pas, finalement, d’aller vers un désengorgement des prisons et ne feront nullement avancer le programme abolitionniste. »
Et dans la continuité de ce qu’elle énonce, la réflexion peut être nourrie par certaines propositions intéressantes que l’on peut retrouver dans l’idée de justice restaurative, de justice réparatrice et de justice communautaire. Ces trois formes sont développées en alternative à la justice que l’on a traitée et qui est actuellement appliquée par les Etats : la justice dite rétributive ou punitive. Elles se sont expérimentées et développées principalement dans des contextes très spécifiques et à petite échelle. Elles se penchent plus sur l’idée qu’il est possible d’obtenir justice autrement que par la simple punition de l’agresseur ou du·x·de la délinquant·x·e. L’idée est surtout de donner une part plus active à la personne lésée dans le processus en prenant en considération ses besoins et ses volontés, ainsi qu’en contextualisant les violences dans les systèmes d’oppressions structurelles d’où elles émanent. Il s’agit de viser la réparation en travaillant de manière plus collective, par exemple en incluant l’entourage des personnes concernées, des associations, etc.
Nous n’avons pas de solutions toutes faites, parce que faire justice c’est faire justice ensemble. Cela nécessite donc une construction collective et des changements radicaux du système dans son ensemble. Mais on est déterminé·x·e à y travailler.
LEXIQUE
Abolitionnisme : du verbe abolir, c’est-à-dire, supprimer. Par exemple supprimer (abolir) l’esclavage ou supprimer (abolir) une loi. Ici: nous parlons d’abolitionnisme pénal et carcéral: supprimer la prison et le système pénal.
Agresseur : Il est important pour nous de noter que nous ne considérons pas que le terme « d’agresseur » puissent définir une personne et devenir une étiquette à coller. Dans une démarche anticarcérale il faudrait utiliser les termes de « hommes qui commettent des agressions » car c’est ce qu’ils font qui est une agression, pas leur personne ou leur identité.
Anticarcéral : contre les prisons.
Cantiner : En prison, la cantine est une sorte « d’épicerie ». Cantiner permet d’acheter par exemple du tabac, des boissons, des produits alimentaires ou encore des produits d’hygiène. A noter que ces produits sont plus chers au sein de la prison qu’à l’extérieur et que l’offre est restreinte.
Capitalisme : Le capitalisme est un système politique, économique et social dont le principe fondamental est la recherche systématique de profit obtenues grâce à l’exploitation des travailleurs par les propriétaires des moyens de production et de distribution. En d’autres termes, l’économie capitaliste qui est la plus répandue dans le monde, est un sytème économique basé sur l’enrichissement des riches à travers l’exploitation des pauvres.
Condamnation : lorsque la justice étatique décide de donner une peine à quelqu’un.e.x (prison, travaux d’intérêt généraux, assignation à résidence, amendes, sursis, …).
Délinquance contrainte : Lorsque l’infraction est commise parce que la situation de la personne la pousse à commettre l’infraction. On pense notamment au vol pour subvenir à ses besoins ou à l’occupation d’espaces pour s’abriter ou vivre (lorsque ce n’est pas un choix).
Délits : Tout au long du texte nous nous référerons à ce terme, nous l’utilisons pour énoncer une réalité actuelle soit un acte répréhensible (code pénal). Il ne s’agit pas de notre avis personnel, mais bien une référence à un ordre juridique existant. Précisons que ce n’est pas pour autant que nous ne considérons pas comme fortement grave certaines infractions.
Détention administrative : détention pouvant s’élever jusqu’à 18 mois pour des raisons strictement administratives, soit l’exécution du renvoi du territoire suisse des personnes sans les « bons » papiers.
Détention préventive/provisoire : Il s’agit de la détention avant jugement, soit l’enfermement d’une personne en attente d’être jugée. Elle est alors encore considérée comme présumée innocente mais peut être enfermée en l’attente de son procès. La prison de Champ-Dollon est censée être principalement une prison de détention préventive et c’est par ce statut que les conditions de détention particulièrement violentes sont justifiées.
Internement (non-pénal) : Placement forcé dans un établissement psychiatrique sur décision d’un médecin ou du tribunal de protection. Parfois suite à la requête d’un proche.
Internements administratifs : Pratiqué en Suisse jusqu’en 1981. Consistaient à l’enfermement de personnes non pour des raisons d’ordre pénal mais parce que leur style de vie était considéré comme déviant (mères célibataires, personne sans domicile fixe, travailleur.euse.s du sexe).
Intersection : Il s’agit de discriminations structurelles spécifiques envers les personnes qui cumulent différentes oppressions de par leur appartenance (genre, race, classe).
Mesure d’Internement (pénale) : L’article 64 du code pénal permet d’emprisonner un détenu au delà de sa peine si nécessaire à perpétuité. Contrairement à l’article 59 il s’agit uniquement de maintenir des personnes en détention sans prétendre pouvoir les guérir.
Mesures thérapeutiques : L’article 59 s’applique aux auteurs d’infractions qui souffrent d’un « grave trouble mental ». Dans cette perspective, le mesure protège la société en enfermant l’auteur mais tend à guérir cette personne de son trouble qui met en danger la société. Il s’agit de mesures attribuées en parallèle ou en plus d’une peine. Les mesures sont principalement d’ordre « thérapeutiques », elles sont inscrites dans le Code pénal. Allant d’une obligation de suivit psychiatrique à l’internement.
Patriarcat : Bien qu’il existe de nombreuses formes de patriarcats, il s’agit globalement d’un système qui exploite et discrimine les femmes et les minorités de genre. Notre société est patriarcale, le pouvoir et l’autorité sont accordés aux hommes.
Personnes cisgenre (par ex. femmes ou hommes cis) : personne dont le genre correspond au sexe (féminin/masculin) qui lui a été assigné à la naissance.
Prolétariat : Classe sociale des travailleurs.euses, qui ne possèdent pour vivre que leur force de travail. Pour survivre les prolétaires doivent louer leur force de travail à ceux qui détiennent les moyens de production (le Capital). Le prolétariat est donc composé des salariés et des chômeurs.
Races : Bien que les races biologiques n’existent évidemment pas, la société étant profondément raciste en ce sens le terme « race » est à comprendre au sens de « race sociale ».
Racisation positive/négative ou racialisation : Il s’agit d’un processus (psychologique, social, historique, politique) de construction de catégories ou groupe selon la « race ». Il n’y a pas de base biologique mais bien une base sociale et culturelle qui permet de construire des différences, dans les discours par exemple, puis de les accentuer au maximum pour ensuite créer des hiérarchies qui justifient les discriminations. Dans le contexte post-colonial actuel, les personnes à la racialisation négative, qu’on nomme racisé.e.x.s ou non-blanc.he.x.s, sont maintenues dans des positions sociales et économiques désavantageuses selon des signes distinctifs établis socialement (couleur de peau, nom de famille, etc.). À l’inverse, les personnes qui ont une racialisation positive (les blanc.he.x.s) tirent des bénéfices de ce système. https://outragecollectif.noblogs.org/lexique/)
Racisme : Le racisme est un rapport de domination structurel, ce qui veut dire qu’il structure la société. L’inégalité raciale est le résultat de l’organisation de la vie économique, culturelle et politique d’une société. Le racisme systémique induit des comportements discriminatoires qui ont pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les personnes racisées notamment en matière d’éducation, de revenus, d’emploi, d’accès au logement et aux services publics.
Réincarcération : le fait de remettre quelqu’un.e en prison, une personne y ayant déjà été.
Répressif / répression: Action d’exercer des contraintes graves, des violences sur une personne ou un groupe afin d’empêcher et punir des comportements, des actes ou le développement d’un désordre contraires aux principes des autorités concernées. Par exemple: « La police réprime les jeunes du quartier qui font des choses illégales ».
Sexisme : Le sexisme est un rapport de domination structurel, ce qui veut dire qu’il structure toute la société (lois, école, travail, famille, santé, etc.). C’est un système inégalitaire qui base l’organisation de la vie économique, culturelle et politique sur la prétention que les hommes cisgenres et les femmes, personnes trans, non-binaires, et autres minorités de genre n’ont pas la même place. Ces discriminations ont pour effet de perpétuer les inégalités vécues par les femmes et les minorités de genre notamment en matière d’éducation, de revenus et d’emploi.
Sous-prolétariat : Ia partie la plus défavorisée du prolétariat, qui dispose généralement de conditions de vie et de logement très insuffisantes et souvent constitué d’immigrés.
Système carcéral: système regroupant tout ce qui est en rapport avec la prison.
Système pénal : Tous les moyens et les mécanismes par lesquels sont décidées des infractions et des peines qui existent dans une société. Le terme « pénal » fait allusion à tous les comportements qui sont interdits (infractions) dans une société et dont les auteur.e.s peuvent être sanctionné.e.s par une peine prévue par la loi. Les autorités en rapport avec le système pénal sont entre autres: tribunal des mineurs (Tmin); les ministères publics (les procureurs); les tribunaux; la police; les juges d’application des peines; les préfets.es