Inauguration de la prison Curabilis

Article paru précedemment sur www.renverse.co

Le 4 avril 2014, une nouvelle prison a été inaugurée à Genève, à côté de Champ-Dollon. Elle se nomme Curabilis et la concrétisation tardive du projet de “maison pour les psychopathes délinquants mentaux”. Elle servira surtout à faire applique les mesures thérapeutiques et d’internement en Suisse romande.

Quelques remarques sur Curabilis

Curabilis, le nouveau fleuron du système d’enfermement genevois, ce sont 92 places destinées à une population relativement vague : «  détenus dangereux  », «  délinquants souffrant de troubles psychiques  » ou «  de troubles de la personnalité  », «  criminels dangereux ayant de lourdes comorbidités psychiatriques  », etc. L’établissement, bâti à côté de Champ-Dollon, devrait être inauguré le 4 avril 2014. Dans le contexte actuel — surpopulation carcérale, baston dans la prison, suites de l’affaire Adeline — cette prison médicalisée apparaît comme un nouvel élément incontournable et bienvenu du système carcéral local.

Les plus optimistes nous vendent la chose comme la panacée aux «  dysfonctionnements  » récents et comme un des outils de dépopulation de Champ-Dollon. Les pessimistes nous annoncent que Curabilis est surpeuplé avant même son ouverture et qu’il faudrait dix autres établissements similaires pour répondre à la demande. Mais personne ne met en question la pertinence d’un tel établissement.

Et si le doute persistait dans la tête d’un député socialiste égaré, les perspectives de croissance liées à ce chantier à plus de 100 millions se sont aisément chargées de le faire disparaître. Comme Mark Müller, alors Conseiller d’État, le rappelait en 2009 : Curabilis est «  un grand chantier dont notre économie a besoin, […] une réalisation qui […] fait partie du dispositif pour l’économie et l’emploi de Genève  ». Quand le bâtiment va, tout va.

Mais qu’est-ce que Curabilis ? Ou plutôt, qu’est-ce que n’est pas Curabilis ? Et qu’est-ce que cette prison dernière génération peut bien nous enseigner sur notre société dans son ensemble ?

Clarifions immédiatement une chose : Malgré tout le vernis médico-psychiatrique dont se couvre le projet Curabilis — en commençant par son nom, «  curable  » en latin, cette prison ne servira pas à autre chose qu’à enfermer jusqu’à la mort certains détenus. Comme le dit bien Jean-Claude Ducrot, élu PDC, lors du vote de 2009 du crédit pour la construction de cette prison : «  Curabilis est destiné à des personnes extrêmement dangereuses, des détenus condamnés que l’on ne peut relâcher, même au terme d’une peine, parce que l’on doit bien évidemment protéger la société.  » Cet objectif de bâtir un mouroir à rebuts de la société est confirmé par les propos du socialiste Alberto Velasco qui justifie, au nom de la dignité (sic), les coûts et la forme pavillonnaire de Curabilis parce que «  des personnes, de surcroît médicalisées, vont passer toute leur vie là-dedans.  » On aura beau nous parler de réinsertion, de mesures d’internement qui déboucheraient sur une éventuelle liberté, nous ne sommes pas dupes : ces mesures, comme la prison Curabilis, sont des moyens pour l’État de garder des individus sous son contrôle et sa surveillance pour l’ensemble de leur vie. C’est une peine de mort «  digne  », propre à satisfaire les envies et besoins d’élimination sociale de la démocratie helvétique.

L’urgence à laquelle répondrait Curabilis sent la naphtaline. Contrairement à l’actualité que l’établissement semble cristalliser, Curabilis n’est pas une idée nouvelle, fruit de la théorie médico-pénale la plus avancée. Bien au contraire, les établissement carcéraux psychiatriques sont les poubelles des échecs communs du système psychiatrique et du système carcéral.

Comme les médias et les politiques nous le rappellent souvent, cela fait bientôt 50 ans que cette prison est attendue. C’est en 1966 qu’un concordat, accepté par les cinq cantons romands et le Tessin, prévoit que Genève bâtisse une «  maison pour les psychopathes délinquants mentaux  ». L’architecte du projet a été choisi en 1971. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que s’ouvre cette «  maison  ». En 1966, comme en 1890, comme en 2014, comme depuis la naissance de la prison et de l’asile psychiatrique moderne, les établissements d’internement sont surpeuplés et le souci de se débarrasser des prisonniers les plus récalcitrants est toujours à l’ordre du jour.

Le journal Le Temps l’écrivait en 2005 dans un article consacré au projet Curabilis : «  Que faire d’un délinquant qui présente des troubles psychiques, celui pour qui la prison n’offre pas les soins adéquats et pour qui l’hôpital ne garantit pas des mesures de sécurité suffisantes ? Cette question revient comme une litanie dans les prétoires.  » Nous pourrions ajouter «  dans l’histoire  » à cette conclusion. Comme les asiles pour incurables dangereux de la fin du 19e siècle, Curabilis n’est qu’un exemple de ces institutions qui visent à résoudre le problème social que posent ceux qui ne veulent pas être redressés par la prison ou qui ne peuvent être guéris par la médecine. Et la résolution de ce problème, c’est l’enfermement sans espoir de sortie, ou le contrôle permanent de la justice sur sa vie.

Un des grands enjeux du débat autour de Curabilis était de savoir si l’on avait affaire à un hôpital ou à une prison. Formellement, notamment grâce au scandale de l’affaire Adeline, c’est l’autorité carcérale qui a pris le contrôle de l’établissement, réservant aux Hôpitaux Universitaires Genevois un rôle secondaire. Nous avons donc bien affaire à une prison. Mais ce débat entre hôpital et prison est absurde. Contrairement à ce que veut nous faire croire Ariel Eytan, responsable de l’unité de psychiatrie pénitentaire genevoise qui affirme que les détenus de Curabilis «  bénéficieront de soins au lieu de purger une peine  », il n’y a pas de différence entre la peine et la médicalisation sous contrainte. D’ailleurs, l’évaporation de la notion de secret médical quand il s’agit de malades considérés comme dangereux souligne bien à quel point l’on sort du domaine de la sacro-sainte santé pour rentrer dans celui de la répression. C’est le corps social que l’on purge.

Et l’argument magique de cette purge, c’est celui de la « dangerosité ». Main dans la main, les psychiatres et les pénalistes ont mis sur pied des outils pour repérer et quantifier la dangerosité d’un détenu-patient. Comme la plupart des outils de diagnostic psychiatrique, celui-ci repose uniquement sur des statistiques. Si tel détenu répond à un nombre donné de critères dans une liste, alors il est estampillé «  dangereux  » et fera les frais de l’acharnement de la justice — mesures «  thérapeutiques  », contrôles incessants. En agissant de la sorte, l’État veut faire croire qu’il maîtrise les éventuels imprévus, qu’il gère au mieux les risques, qu’il prend toutes les précautions possibles. Et ce n’est pas grave si ces mesures réduisent des êtres humains à un enfermement médicamenteux jusqu’à leur mort. Le bonheur de la majorité ne se fait pas sans quelques sacrifices.