Quand migration rime avec détention et expulsion

Initiallement paru sur www.renverse.co

À Genève, une cinquantaine de personnes sont actuellement en détention administrative pour l’unique raison qu’elles se sont vues refuser une autorisation de séjour sur le territoire suisse. C’est le cas de R, tunisien, débouté, arrêté en octobre alors qu’il sortait de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) où il allait renouveler son papier blanc lui permettant d’obtenir « l’aide d’urgence ». Attiré par le mythe d’une Europe des « droits humains » et de la prospérité pour tou.te.s, R s’est au contraire trouvé face à une politique migratoire qui considère les êtres humains comme des numéros à gérer, trier, renvoyer…


Alors que l’on s’émeut des morts tragiques de migrant.e.s parsemant les routes de l’exil, faut-il rappeler les milliards investis non dans l’accueil, mais dans la répression et la construction d’une forteresse aux frontières infranchissable ?

De l’accueil entre détention administrative et renvoi

L’exemple du parcours de R qui cherchait l’asile en Suisse.
R est un homme tunisien vivant depuis plus de dix ans en Europe et qui en 2015 s’est engagé dans la lutte contre l’hébergement des requérants d’asile en abri PCi à Genève. Aujourd’hui il est emprisonné, condamné à trois mois de détention administrative, dans l’attente de son expulsion. Il a été arrêté en octobre dernier alors qu’il sortait de l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) où, comme tous les 15 jours, il allait renouveler son papier blanc lui permettant d’obtenir « l’aide d’urgence ».

L’emprisonnement administratif peut durer jusqu’à 18 mois et se termine régulièrement par une expulsion, souvent assorti d’un vol spécial. À Genève, une cinquantaine de personnes sont actuellement emprisonnées aux centres de la Favra et de Frambois – et 168 places sont prévues sur le site de Champ-Dollon – pour l’unique raison qu’elles se sont vues refuser une autorisation de séjour sur le territoire suisse. La détention administrative les punit pour ce qu’elles sont, à savoir des personnes en exil cherchant refuge et un avenir meilleur en Suisse.

Des collusions indécentes entre Hospice et police

Débouté, R recevait l’aide d’urgence, soit 300.- mensuels, associés à une interdiction de travail, qui rendent impossible la vie en Suisse.
L’aide d’urgence, comme l’aide sociale, relève de la compétence de l’Hospice général. Pour la percevoir, les personnes en exil sont contraintes de pointer régulièrement à l’OCPM. Or, on assiste de manière récurrente à des arrestations à la sortie de cet office ou sur le trajet de retour, sous dénonciation des employés. Par une telle collusion entre social et police, l’aide sociale devient un véritable moyen de contrôle et de contrainte. L’OCPM étant à la fois le passage obligé pour obtenir de quoi survivre et le lieu choisi pour la répression.

R a trop longtemps été logé dans des conditions inacceptables. Pour avoir accès à des conditions de vie décentes et un minimum d’intimité – comme par exemple, dormir une nuit dans une chambre individuelle avec fenêtre, prendre une douche chaude en toute tranquillité ou cuisiner un repas avec des ami.e.s – R dort de temps à autre chez des proches. Mais si l’on ne se rend pas pendant 72 heures dans le logement assigné par l’Hospice, on est déclaré « disparu.e » aux autorités cantonales et perd les maigres droits accordés par le système de l’asile. Cette autre forme de contrôle rappelle que si des arrestations ont lieu lors du passage obligé à l’OCPM, elles s’effectuent également pendant le sommeil, dans les lits de l’Hospice général. Cette institution « d’action sociale » construit des dispositifs coercitifs en collaboration avec les politiques répressives d’Etat. Cela contribue à rompre irrémédiablement tout lien de confiance, poussant ainsi les personnes en exil à rentrer dans la clandestinité.

Le système migratoire suisse : une machine qui broie des vies

R a été attiré par le mythe d’une Europe des « droits humains » et de la prospérité pour toutes. Venant d’un pays « à risque migratoire élevé », il n’a pu voyager et rejoindre l’Europe légalement. Comme beaucoup d’autres, il lui a fallu prendre la mer clandestinement, au péril de sa vie. Il cherchait juste un avenir meilleur. Que peut nous importer s’il fuyait une guerre, une dictature, un pays dévasté par l’extraction de matières premières, la misère ou des problèmes personnels ? Tout le monde sait ce qu’il coûte de quitter son environnement, ses proches, ses repères pour aller dans un pays dont on ne connaît rien.
Arrivé en Suisse, R n’a pas pu raconter sa véritable histoire ni montrer ses papiers, car cela lui aurait valu un renvoi immédiat. Il n’a pu toucher aux miettes de cette prospérité, ni apercevoir l’ombre des « droits humains ». Au contraire, il a été mis face à l’interdiction de travailler, face aux logements délabrés, face aux visages glacés de l’administration (SEM, OCPM, Hospice général, police) et parfois même ceux du corps médical. Il a été forcé de vivre dans les sous-sols des bunkers à 30 par dortoir, sans air ni lumière du jour, soumis aux fouilles, aux contrôles et aux vexations permanentes. Face à ces conditions de vie et au mépris affiché par l’Hospice général dont il dépend, R ne s’est jamais senti considéré comme un être humain.
Cette politique migratoire considère les êtres humains comme des numéros à gérer, trier, renvoyer. Cette politique migratoire produit et cautionne leur mise à mort.

Le statut de réfugié : un trophée réservé à une minorité

Face à une demande d’asile, la première préoccupation des autorités est de prouver que le ou la requérante est passée par un autre pays d’Europe pour l’y renvoyer sous couvert des accords de Dublin. La deuxième étape consiste à démontrer que sa demande n’est pas justifiée ou qu’elle provient d’un pays où l’on ne risque pas de « vraies persécutions ». La misère, créée par des pratiques coloniales, n’étant évidemment jamais prise en considération. Et ceci sachant que le droit à l’asile fluctue au gré des relations diplomatiques et économiques*, qui permettent par exemple d’apposer ou d’enlever le terme guerre sur tel conflit ou le qualificatif de dictature sur tel régime ; considérations qui changent parfois du jour au lendemain.

Vrai ou faux, comment faire le jeu des discours xénophobes

Alors que l’on s’émeut des morts tragiques de migrant.e.s parsemant les routes de l’exil, faut-il rappeler les milliards investis non dans l’accueil, mais dans la construction d’une forteresse aux frontières infranchissables** ? Là où passent et repassent en toute sécurité les marchandises et les détenteurs du bon passeport – pour des vacances balnéaires, des séjours d’affaires ou des études universitaires – des êtres humains en possession du « mauvais » statut socio-économique et de la « mauvaise » nationalité, se fracassent contre des murs ou disparaissent.
On défend quelques « vraies » personnes réfugiées que l’on oppose aux « fausses » qui viendraient pour des « raisons économiques », en feignant d’oublier la responsabilité de cette même Europe qui pille et exploite les ressources de leur pays et qui bien souvent se retrouve liée de près ou de loin aux causes des conflits existants. Comme si les « motifs économiques » n’étaient pas politiques ni une violence infligée par des privilèges. Méfions-nous des divisions artificielles sur qui aurait la légitimité de séjourner sur le continent européen.

Stop aux collusions entre social et police
Stop aux arrestations à l’OCPM et dans les foyers
Stop aux bunkers, aux prisons et aux renvois

Liberté pour R et toutes les personnes incarcérées

Collectif Sans Retour
10 November 2017

* En 2012 la Suisse a signé un partenariat avec la Tunisie, “qui prévoit la réadmission des requérants d’asile déboutés en échange d’une série de mesures d’aide au développement socio-économique du pays”. https://asile.ch/2016/01/20/swissinfo-ch-le-statut-de-pays-sur-nimplique-pas-forcement-un-renvoi-de-migrants/

** À Genève, par exemple, plusieurs millions servent déjà à la répression des personnes en exil et 63 millions sont actuellement prévus d’être investis dans la construction d’un centre fédéral de renvoi au Grand-Saconnex.

Pas de centre fédéral au Grand-Saconnex ni ailleurs

Initallement paru sur www.renverse.co

Au Grand-Saconnex, collé au tarmac de l’aéroport de Genève, se trouve actuellement le foyer pour réfugiéEs, familles et personnes seules, des Tilleuls. Ce dernier devrait être détruit dans les prochains mois en vue de la construction d’un grand complexe comprenant un Centre Fédéral de renvoi pour requérantEs d’asile de 250 places, une prison de détention administrative de 50 places, ainsi qu’un service de police et de douane.

Derrière “l’accélération des procédures” de la nouvelle politique d’asile suisse censée être mise en oeuvre dès le 1er janvier 2019, se cache en réalité la volonté de criminaliser, d’incarcérer, de faire taire, pour finalement renvoyer des personnes dont le seul délit est d’avoir fui les guerres ou la pauvreté.
Ce Centre fédéral de renvoi est le symbole même d’une politique raciste de non-hospitalité qui se durcit de plus en plus, montrant bien l’injustice et la violence du système d’asile suisse.

CENTRE FÉDÉRAL : UN ACCUEIL CARCÉRAL

Le centre est conçu comme un gigantesque centre de renvoi : une seule entrée, des cellules d’isolement et un accès direct au tarmac. L’emplacement choisi par les autorités ne ment pas.

Genève deviendra la plaque tournante des expulsions en Suisse romande, perpétuant ainsi des pratiques inhumaines déjà critiquées par la Commission fédérale contre le racisme.

Comment en effet mieux “accueillir” des personnes requérantEs d’asile déboutéEs que dans un univers carcéral ? Une discipline infantilisante et arbitraire : annonce obligatoire en entrant et en sortant, fouilles, punitions, prise d’empreintes digitales, impossibilité de conserver des denrées alimentaires et de cuisiner. Une “aide” d’urgence dérisoire qui ne sert qu’à maintenir les personnes requérantEs à disposition de la police en vue de leur renvoi. Et comme pour les détenuEs, des travaux d’intérêts généraux payés 3.75 CHF de l’heure.

Tout est également prévu pour que les requérantEs ne se mélangent pas au reste de la population. Des horaires restrictifs (9h-17h en semaine) empêchent le travail et la vie sociale à l’extérieur. Enfin, les enfants seront scolarisés à l’intérieur même du centre, les coupant des autres enfants et les privant d’une vie normale.

DETENTENTION ADMINISTRATIVE : SILENCE, ON ENFERME, ON EXPULSE

La détention administrative permet aux autorités d’enfermer jusqu’à 18 mois des personnes étrangères au seul motif qu’elles n’ont pas les bons papiers. Pas besoin d’avoir commis un délit pour se retrouver derrière les barreaux.

A Genève, il existe aujourd’hui trois prisons dédiées à cette pratique : La Favra, Frambois et le Service asile et rapatriement à l’aéroport (SARA). Ces prisons de détention administrative devraient être remplacées dans les prochaines années par La Brenaz (168 places) et par la prison jouxtant le Centre fédéral du Grand-Saconnex (50 places).

Alors qu’à Genève cette pratique n’existait quasiment pas il y a 20 ans, le canton comptera bientôt plus de 218 places d’enfermement pour personnes migrantes. Une augmentation exponentielle, signe d’une politique migratoire raciste de plus en plus violente et décomplexée.

UN PROJET SYMBOLE D’UNE POLITIQUE RACISTE

Cette politique d’exclusion violente, qui vise clairement les personnes originaires de pays extra-européens, ne peut être qualifiée d’autre chose que d’une politique raciste. Les autorités fédérales, le canton de Genève et la commune du Grand-Saconnex, en prenant part à cette infamie, ne laisse d’autre choix à la population que de s’organiser pour faire front et résister avec les personnes concernées.

LEXIQUE

“RequérantEs d’asile déboutéEs” : Personnes dont la demande d’asile a été refusée (décision négative ou non-entrée en matière). Elles sont dès lors condisérées comme “illégales” sur le territoire par les autorités et les lois racistes suisses. Personne ne devrait être illégale.
“Détention administrative” : Enfermement d’une personne pendant que les autorités a) vérifient son identité ou b) organisent son renvoi du territoire suisse. La personne détenue est ainsi considérée comme un sujet criminel et traitée de la sorte.

QUE FAIRE ?

Ne pas soutenir les politiques étatiques racistes c’est notamment :

  • S’informer sur asile.ch et renverse.co
  • Etre solidaire et soutenir les personnes en exil par un maximum d’initiatives et d’actions.
  • En parler autour de vous et soutenir les actions de Perce-Frontières. Envoyez-votre un mail à perce-frontières@noborders.ch pour être tenu au courant des prochains évènements.

NO PRISONS FOR MIGRANTS

Vers la fin de la détention administrative ?

Initiallement paru sur www.renverse.co

Avec l’impossibilité d’expulser, Genève libère les personnes enfermées dans ses centres de détentions. Toutefois, les personnes retenues ayant été infectée par le virus covid-19 se voient incarcérées dans la prison surpeuplée de Champ-Dollon. Qu’en sera-t-il de la détention administrative après le virus ? Plus jamais ça !

L’illégalité de la détention administrative en période de covid-19,

Alors que le Conseiller d’Etat en charge de la sécurité, Monsieur POGGIA, annonçait par voie de presse le vendredi 20 mars que : “nous [le Conseil d’État] avons en particulier décidé que pour tout ce qui est de la détention administrative, de faire en sorte que celle-ci ne soit pas maintenue s’il n’y a pas à vue humaine une possibilité de renvoi dans le pays d’origine de la personne, à brève échéance. Ce qui est le cas de la très grande majorité des personnes qui étaient actuellement retenues dans les prisons administratives, ce qui écarte le risque de la transmission de la maladie pour ce type de population. [1]”

Nous ne pouvions alors que commencer par nous réjouir. En effet, depuis des années, nombreuses sont les associations, partis et collectifs qui dénoncent fermement l’existence de ces prisons administratives. En deux mots, la détention administrative c’est lorsque l’Etat enferme une personne en vue de son renvoi. Cet enfermement carcéral n’a rien à voir avec le domaine pénal car aucune infraction n’a été commise par les personnes enfermées; l’Etat les enferme dans ces prisons en attendant de les expulser, souvent dans la violence meurtrière connue des vols spéciaux [2]. La détention administrative peut durer jusqu’à 18 mois.

Il ne s’agit pas ici d’acclamer Poggia qui en ce sens a simplement appliqué la loi qui rend nulle la détention administrative lorsque le renvoi n’est pas exécutable et au vu de la situation sanitaire générale, l’Etat ne peut procéder à aucun renvoi et donc la détention devient illégale. Ces mesures vidant les centres de détention administrative sont par ailleurs appliquées dans les autres cantons suisses qui en ont et dans différentes villes françaises (en tout cas).

Les centres genevois de détention administrative (Frambois et Favra) sont donc désormais vides!

Des innocents malades placés à Champ-Dollon pour être isolés

MAIS la Tribune de Genève dans son article du lundi 23 mars nous apprenait que certaines personnes qui se trouvaient dans ces centres avaient contracté le covid-19. Qu’a fait l’Etat? Alors qu’il aurait dû libérer les personnes et envoyer celles qui nécessitaient des soins à l’hôpital afin qu’elles puissent être soignées, elles ont été envoyées à Champ-Dollon (qui rappelons-le est une prison pénale surpeuplée, connue pour être une des pires prisons d’Europe).

L’ONU, des associations d’avocat.e.s, des associations pour les droits humains et des collectifs se mobilisent partout dans le monde (!) pour exiger le désengorgement des prisons en ce moment de crise en libérant conditionnellement — disposition prévue par la loi —, en assignant à résidence, en imposant le bracelet électronique, en accordant grâce ou aministie. Au lieu de ça, l’Etat genevois place des personnes malades qui étaient sous son joug pour AUCUN motif pénal dans des cellules isolées à Champ-Dollon.

La violence d’un tel acte, en plus d’être totalement irraisonnable est sans précédent. Irraisonnable parce que bien que l’article nous apprenne que les personnes contaminées seront isolées des autres personnes détenues (encore heureux…), elles ne le seront pas des gardien.ne.s qui eux et elles pourront transmettre la maladie aux autres personnes détenues. Mais surtout, d’une violence sans précédent car, au-delà de nos considérations foncièrement anticarcérales, enfermer une personne malade mais surtout innocente dans une cellule de Champ-Dollon ne peut être considéré autrement.

Parce que la détention administrative ne doit plus jamais reprendre,

La détention administrative, soit l’enfermement pour des raisons strictement administratives, ne peut continuer. Aujourd’hui, le virus a vidé ces prisons, plus jamais elles ne doivent se remplir. Un premier pas vers la construction d’une ville basée davantage sur l’accueil que sur l’enfermement et l’expulsion est possible. Vous en aurez fait la preuve. Les avancées humaines en période de coronavirus ne doivent pas être bafouées aussitôt la santé recouvrée, au contraire.

Encore une fois, et plus que jamais, nous exigeons que Genève n’ait plus jamais de prison administrative!

Liberté et Dignité pour tou.te.s!

[1] Extrait de la Conférence de presse du Conseil d’Etat du 20 mars sur le Covid-19

[2] Les renvois forcés sous la loupe de la Commission nationale de prévention de la torture

Inauguration de la prison Curabilis

Article paru précedemment sur www.renverse.co

Le 4 avril 2014, une nouvelle prison a été inaugurée à Genève, à côté de Champ-Dollon. Elle se nomme Curabilis et la concrétisation tardive du projet de “maison pour les psychopathes délinquants mentaux”. Elle servira surtout à faire applique les mesures thérapeutiques et d’internement en Suisse romande.

Quelques remarques sur Curabilis

Curabilis, le nouveau fleuron du système d’enfermement genevois, ce sont 92 places destinées à une population relativement vague : «  détenus dangereux  », «  délinquants souffrant de troubles psychiques  » ou «  de troubles de la personnalité  », «  criminels dangereux ayant de lourdes comorbidités psychiatriques  », etc. L’établissement, bâti à côté de Champ-Dollon, devrait être inauguré le 4 avril 2014. Dans le contexte actuel — surpopulation carcérale, baston dans la prison, suites de l’affaire Adeline — cette prison médicalisée apparaît comme un nouvel élément incontournable et bienvenu du système carcéral local.

Les plus optimistes nous vendent la chose comme la panacée aux «  dysfonctionnements  » récents et comme un des outils de dépopulation de Champ-Dollon. Les pessimistes nous annoncent que Curabilis est surpeuplé avant même son ouverture et qu’il faudrait dix autres établissements similaires pour répondre à la demande. Mais personne ne met en question la pertinence d’un tel établissement.

Et si le doute persistait dans la tête d’un député socialiste égaré, les perspectives de croissance liées à ce chantier à plus de 100 millions se sont aisément chargées de le faire disparaître. Comme Mark Müller, alors Conseiller d’État, le rappelait en 2009 : Curabilis est «  un grand chantier dont notre économie a besoin, […] une réalisation qui […] fait partie du dispositif pour l’économie et l’emploi de Genève  ». Quand le bâtiment va, tout va.

Mais qu’est-ce que Curabilis ? Ou plutôt, qu’est-ce que n’est pas Curabilis ? Et qu’est-ce que cette prison dernière génération peut bien nous enseigner sur notre société dans son ensemble ?

Clarifions immédiatement une chose : Malgré tout le vernis médico-psychiatrique dont se couvre le projet Curabilis — en commençant par son nom, «  curable  » en latin, cette prison ne servira pas à autre chose qu’à enfermer jusqu’à la mort certains détenus. Comme le dit bien Jean-Claude Ducrot, élu PDC, lors du vote de 2009 du crédit pour la construction de cette prison : «  Curabilis est destiné à des personnes extrêmement dangereuses, des détenus condamnés que l’on ne peut relâcher, même au terme d’une peine, parce que l’on doit bien évidemment protéger la société.  » Cet objectif de bâtir un mouroir à rebuts de la société est confirmé par les propos du socialiste Alberto Velasco qui justifie, au nom de la dignité (sic), les coûts et la forme pavillonnaire de Curabilis parce que «  des personnes, de surcroît médicalisées, vont passer toute leur vie là-dedans.  » On aura beau nous parler de réinsertion, de mesures d’internement qui déboucheraient sur une éventuelle liberté, nous ne sommes pas dupes : ces mesures, comme la prison Curabilis, sont des moyens pour l’État de garder des individus sous son contrôle et sa surveillance pour l’ensemble de leur vie. C’est une peine de mort «  digne  », propre à satisfaire les envies et besoins d’élimination sociale de la démocratie helvétique.

L’urgence à laquelle répondrait Curabilis sent la naphtaline. Contrairement à l’actualité que l’établissement semble cristalliser, Curabilis n’est pas une idée nouvelle, fruit de la théorie médico-pénale la plus avancée. Bien au contraire, les établissement carcéraux psychiatriques sont les poubelles des échecs communs du système psychiatrique et du système carcéral.

Comme les médias et les politiques nous le rappellent souvent, cela fait bientôt 50 ans que cette prison est attendue. C’est en 1966 qu’un concordat, accepté par les cinq cantons romands et le Tessin, prévoit que Genève bâtisse une «  maison pour les psychopathes délinquants mentaux  ». L’architecte du projet a été choisi en 1971. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que s’ouvre cette «  maison  ». En 1966, comme en 1890, comme en 2014, comme depuis la naissance de la prison et de l’asile psychiatrique moderne, les établissements d’internement sont surpeuplés et le souci de se débarrasser des prisonniers les plus récalcitrants est toujours à l’ordre du jour.

Le journal Le Temps l’écrivait en 2005 dans un article consacré au projet Curabilis : «  Que faire d’un délinquant qui présente des troubles psychiques, celui pour qui la prison n’offre pas les soins adéquats et pour qui l’hôpital ne garantit pas des mesures de sécurité suffisantes ? Cette question revient comme une litanie dans les prétoires.  » Nous pourrions ajouter «  dans l’histoire  » à cette conclusion. Comme les asiles pour incurables dangereux de la fin du 19e siècle, Curabilis n’est qu’un exemple de ces institutions qui visent à résoudre le problème social que posent ceux qui ne veulent pas être redressés par la prison ou qui ne peuvent être guéris par la médecine. Et la résolution de ce problème, c’est l’enfermement sans espoir de sortie, ou le contrôle permanent de la justice sur sa vie.

Un des grands enjeux du débat autour de Curabilis était de savoir si l’on avait affaire à un hôpital ou à une prison. Formellement, notamment grâce au scandale de l’affaire Adeline, c’est l’autorité carcérale qui a pris le contrôle de l’établissement, réservant aux Hôpitaux Universitaires Genevois un rôle secondaire. Nous avons donc bien affaire à une prison. Mais ce débat entre hôpital et prison est absurde. Contrairement à ce que veut nous faire croire Ariel Eytan, responsable de l’unité de psychiatrie pénitentaire genevoise qui affirme que les détenus de Curabilis «  bénéficieront de soins au lieu de purger une peine  », il n’y a pas de différence entre la peine et la médicalisation sous contrainte. D’ailleurs, l’évaporation de la notion de secret médical quand il s’agit de malades considérés comme dangereux souligne bien à quel point l’on sort du domaine de la sacro-sainte santé pour rentrer dans celui de la répression. C’est le corps social que l’on purge.

Et l’argument magique de cette purge, c’est celui de la « dangerosité ». Main dans la main, les psychiatres et les pénalistes ont mis sur pied des outils pour repérer et quantifier la dangerosité d’un détenu-patient. Comme la plupart des outils de diagnostic psychiatrique, celui-ci repose uniquement sur des statistiques. Si tel détenu répond à un nombre donné de critères dans une liste, alors il est estampillé «  dangereux  » et fera les frais de l’acharnement de la justice — mesures «  thérapeutiques  », contrôles incessants. En agissant de la sorte, l’État veut faire croire qu’il maîtrise les éventuels imprévus, qu’il gère au mieux les risques, qu’il prend toutes les précautions possibles. Et ce n’est pas grave si ces mesures réduisent des êtres humains à un enfermement médicamenteux jusqu’à leur mort. Le bonheur de la majorité ne se fait pas sans quelques sacrifices.

Santé, Emprisonnement et Coronavirus : Ouvir les prisons maintenant !

Article précedemment paru sur www.renverse.co

Le week-end du 3-4 avril 2020 a été marqué par deux mutineries à la prison de Champ-Dollon (Genève). Une quarantaine de détenu.e.x.s le vendredi puis une vingtaine le samedi ont refusé de réintégrer leurs cellules. Ce qui est extrêmement courageux compte tenu de la violence des mesures répressives dans un contexte carcéral. Leur mobilisation a été largement soutenue par les autres prisonnier.e.x.s depuis l’intérieur. La révolte réclamait un traitement digne et leur revendication principale était la libération comme moyen de lutte contre la propagation du coronavirus dans la prison. Un dispositif policier important a été mis en place autour et dans de la prison et les participant-e-s du mouvement du samedi se sont vu-e-s enfermer au cachot pour une durée de dix jours.

Bien que la Tribune de Genève ait essayé de nous faire croire qu’iels voulaient simplement jouer au foot, c’est le cri de “Liberté!” qu’on pouvait entendre par-dessus les murs [1]. La couverture médiatique désastreuse [2] de ces événements invisibilise les raisons de cette revendication.

Voici quelques éléments pour comprendre en quoi la libération des prisonnier.e.x.s est une urgence mais aussi certains mécanismes à l’oeuvre dans le refus des autorités d’aller dans cette direction.

#PRISONPATHOGENE

Champ-Dollon est une prison de courtes peines, cela signifie que les détenu.e.x.s y purgent des peines de moins de six mois ou des peines préventives (en attente de jugement).
De plus, c’est une des prisons les plus surpeuplées d’Europe (597 personnes pour 398 places). Une grande partie des détenu.e.x.s y purge une peine pour infraction à la LEtr (Loi sur les étrangers). En effet, depuis les directives Jornot, on enferme à Genève pour simple infraction à la Loi sur les étrangers, c’est-à-dire que l’on considère les sans-papiers comme des criminels; leur “crime” est de se trouver sur le territoire suisse. Ce qu’on appelle les délits “mineurs”, qui sont punis par des peines relativement courtes, sont pour la plupart commis pour des raisons de précarité. De plus, impossible de négocier une caution si on n’en a pas les moyens. Il y a en effet beaucoup de personnes aisées qui évitent les courtes peines de cette manière, comme cet homme d’affaires qui a pu se protéger à la fois de la prison et du coronavirus.

 » On voulait le mettre en prison alors qu’il possède une villa ici et propose d’offrir toutes les garanties nécessaires, […] Le prévenu a été libéré le lundi 16 mars moyennant le dépôt d’une caution. » (Le Temps, 03.04.20)

Autrement dit, à Champ-Dollon on enferme surtout les personnes pauvres et les personnes en exil.

Notons que ces proportions ne sont pas le fruit du hasard mais bien les conséquences d’un système judiciaire qui stigmatise et criminalise toujours plus les personnes les plus précaires de nos sociétés. En effet, ce sont bien des choix politiques qui entretiennent le sentiment d’insécurité et le focalisent sur les personnes racisées, noires, pauvres, toxicomanes, en exil, déviantes (etc.). Le but étant de créer une société pacifiée et de maintenir le pouvoir du côté de ceux qui l’ont déjà.

Les personnes en situation de précarité sont aussi plus vulnérables en termes de santé, du fait de nombreux facteurs tels que la difficulté de l’accès aux soins, au repos, à une alimentation de qualité et en quantité suffisante…La prison, de par sa structure même, est un environnement pathogène. Les corps et les esprits y sont soumis à un stress intense, au manque de sommeil, au manque d’exercice physique, à une bouffe dégueu et malsaine, à l’anxiété, à la promiscuité, etc.
Par ailleurs, on note une proportion de personnes atteintes par des maladies infectieuses (HIV, hépatites, tuberculose) plus forte qu’à l’extérieur (OMS, 2009). Le traitement des maladies chroniques est compliqué et mal assuré (diabète, hypertension artérielle, broncho-pneumopathie chronique obstructive).
Si en temps normal la prison comporte des dangers pour la santé, ceux-ci deviennent dramatiques lors d’une situation de pandémie. Ce qu’admet d’ailleurs le chef du service de médecine pénitentiaire de Genève, Hans Wolff, au sujet de sa décision d’abaisser l’âge-risque face au coronavirus à 60 ans :

 » à âge égal, les détenus montrent plus de maladies en raison d’un cumul de mauvais déterminants pour la santé. »

Il admet aussi que la surpopulation carcérale est un facteur aggravant. Ce qui ne l’a pas empêché d’accepter le transfert à Champ-Dollon de 5 personnes venant de Frambois, dont une contaminée par le cornavirus (letemps.ch 23.03.2020). Ces transferts sont en eux-mêmes une honte puisque Frambois est un centre de détention administrative, c’est-à-dire qu’on y enferme les personnes en attente de renvoi afin de pouvoir les mettre plus facilement dans un avion. Ces personnes se retrouvent alors, sans aucune raison, dans un établissement d’exécution de peine. Elles subissent du même coup une détérioration de leurs conditions d’enfermement, d’une “détention administrative” en attente de renvoi à l’enfermement dans une prison pénale.

Les directives du conseil fédéral face au coronavirus sont les suivantes : Porter un masque, porter des gants, ne pas se rassembler à plus de 5 personnes, garder une distance de 2 mètres avec les autres, ne pas sortir de chez soi. Des mesures impossibles à respecter dans un lieu qui enferme six personnes dans une cellule.

#JUSTICEANTISANITAIRE

Les juges et les procureurs font le choix de condamner, de transférer et d’enfermer au lieu de se concentrer sur les dossiers de libération conditionnelle. Il semblerait d’ailleurs que l’unique chose qui ait vraiment changé soit le ralentissement des procédures d’appel et de mise en liberté provisoire (le temps.ch 03.04.2020).
Alors que prisonnier.e.x.s, avocat.e.x.s (odage.ch) et personnes de soutien martèlent la nécessité d’ouvrir les prisons, la justice, elle, fait la sourde oreille “Personne ne sort qui ne devrait pas sortir” (Olivier Jornot, procureur général). On croit comprendre qu’elle attend que la situation devienne dramatique, avant de prendre cette seule mesure préventive réellement efficace.
Ainsi le choix du système judiciaire de ne pas libérer les personnes enfermées entretient et alimente les aspects pathogènes de la prison, mettant en danger des vies.

C’est bien joli de mettre en place plein de mesures contre la pandémie, si l’État maintient en même temps des pratiques anti-sanitaires et entretient des situations extrêmement propices à la propagation du virus.
Alors que beaucoup de pays ont entrepris de libérer des prisonier.e.x.s (84 333 libérations pour six pays), que l’ordre des avocats de Genève demande également d’aller dans ce sens, que le canton de Berne a pris des mesures pour interrompre certaines peines et libérer toutes les personnes qui sont en semi-détention, Genève quant à elle maintient son système carcéral sans concessions.
La situation de pandémie dans laquelle nous sommes, fait ressortir les inégalités sociales et de classes : ce sont toujours les mêmes personnes qui sont enfermées, ce sont toujours les mêmes vies qui sont sacrifiées.
Malgré les risques que comprend la répression d’une mutinerie, malgré l’angoisse due à la pandémie, malgré la dureté des conditions de vie en prison, les détenu.e.x.s de Champ-Dollon et de plusieurs autres lieux d’enfermement en Europe, trouvent la force et le courage de se battre pour leurs conditions de vies et pour la liberté.

Force à elleux.

Solidarité avec toutes les personnes enfermées!

Liberté pour tou.te.x.s les prisonier.e.x.s!

[1] Lire à ce sujet https://renverse.co/Revoltes-a-Champ-Dollon-2522

[2] Lire à ce sujet https://renverse.co/La-TdG-au-service-de-la-repression-2524

Quand le « tout carcéral » se casse la gueule

Article précedemment paru sur www.renverse.co

La question des prisons semble être à l’ordre du jour dans le débat public en cette rentrée 2018. C’est d’abord le collectif Prenons la Ville et ses ami.e.s qui, samedi 25 août, ont décidé d’occuper Porteus. Sur ce bâtiment, entre tags et banderoles, on peut lire : « nous construisons un monde sans prisons » ou encore « crève la taule ». Que l’on ne s’y trompe pas ce ne sont pas là les phrases de quelques jeunes « rêveurs et rêveuses », bien au contraire.

Les prisons sont faites à l’image de nos sociétés. Elles sont l’outil répressif d’un État raciste et bourgeois qui enferme, isole et tente de briser les personnes à qui la société n’a pas laissé de place et celles qui refusent d’entrer dans ses schémas étouffants et violents. Iles veulent que la ville soit leur ; une ville de flic.esse.s, de maton.ne.s, de banquier.e.s, de proc, de juge et de politicien.ne.s et utilisent tout leur pouvoir pour enfermer ceux et celles qui, d’une manière ou d’une autre, se sont élevé.e.s contre eux, contre leurs valeurs, contre leur monde. Alors qu’iles les appellent « des voleur.euse.s » nous considérons qu’illes redistribuent la richesse que l’élite s’accapare illégitimement. Iles les appellent des « illégaux ». Mais les frontières sont comme les prisons, elles n’existent que pour créer les « autres » et c’est cette distance créée de toute pièce par cette élite et son bras armé qui leur donne l’impression d’être supérieurs. Même si le mot d’ordre de la politique genevoise en matière carcérale est de s’acharner sur les « petits délinquants », iles diront qu’en prison il y a aussi des meurtriers et des violeurs et iles ont raison. Mais, la prison, et c’est triste de devoir le rappeler encore aujourd’hui, ne résout rien. Elle précarise les enfermé.e.s, elle ne répare en rien les victimes ou leur proche ; elle venge, simplement, de façon basse et peu honorable. Bref, vous savez, ces « autres », illes sont des frères, des sœurs, des enfants, des parents, des proches, des amoureux, des amoureuses ce sont des personnes qui comptent dans le cœur de beaucoup de monde et croyez-moi, la roue tournera.

Maudet voulait faire de Porteus une énième prison. Au lieu de ça, des personnes occupent encore aujourd’hui les lieux et y développent des discours et des pratiques en coupure radicale avec le projet d’origine. Maudet, il ne faut pas trop lui en demander ; les prisons c’est à peu près tout ce qu’il sait faire. Mais cette fois, qui sait, il se verra peut-être contraint de lâcher l’affaire. En effet, le 30 août, le Ministère public a saisi le Grand Conseil pour demander l’autorisation de poursuivre Maudet pour le chef d’inculpation « d’acceptation d’un avantage ». Il aurait menti dans son histoire de voyage à Abu Dhabi. Il faut avouer que l’idée qu’il soit peut-être condamné et surtout qu’il soit peut-être forcé de démissionner est d’un certain réconfort. Vas-y Maudet, n’hésite pas, dégage ! Tant d’années passées à détruire la vie de tellement de personnes à la tête d’une police violente et raciste, en maître de l’expansion carcérale, en tant que chef d’un service, l’OCPM, qui expulse impunément, à l’origine du projet de construction du centre fédéral de renvoi prévu au Grand-Saconnex [1], et j’en passe.

Mais cette potentielle démission n’est pas la seule bonne nouvelle de cette dernière semaine. Si Maudet est en ce moment secoué par ce scandale, parallèlement, le projet de construction de la prison des Dardelles – un autre de ses bébé – est tombé à l’eau jeudi passé au Grand Conseil [2]. Les Dardelles c’est la nouvelle prison de 450 places qui devait être construite à côté de Champ-Dollon. Pour justifier un projet d’une telle envergure, Maudet et ses collègues, prétendent que seule cette construction permettrait de désengorger Champ-Dollon, surpeuplée de façon « endémique » nous dit-on. Il n’y a donc pas que sur son voyage que Maudet a menti. On ne nous fera pas croire, que lui, Monsieur tout-sécuritaire, s’inquiète de la surpopulation carcérale dont il est un des principaux responsables. Sans compter que l’on ne sait que trop bien que si une autre prison était construite dans une ville gouvernée par nos dirigeant.e.s, elle ne tarderait pas à être surpeuplée elle aussi. L’enfermement est une décision politique. La surpopulation carcérale actuelle n’est que le résultat de la politique pénale en vigueur qui, elle aussi, a ses coupables.

[1] Pour aller plus loin : Pas de centre fédéral au Grand-saconnex et Ce qu’il faut savoir sur les centres-fédéraux

[2] N’oublions pas que les Dardelles c’est un projet qui tombe pour des questions de budget, pourtant ce n’est pas les arguments qui manquent contre la prison. Bref à nous de créer d’autres discours contre la prison, contre les Dardelles, loin des logiques politiciennes.

La violence des prisons à l’heure du coronavirus

Article précedemment paru sur www.renverse.co

Crèches fermées, écoles à distance, travail à l’arrêt autant que possible, événements culturels annulés, bref, on s’approche d’un véritable confinement pour stopper la propagation de ce virus. Pendant ce temps, alors qu’on nous enjoint à prendre soin de nous et de nos proches, les personnes précarisées par un système de classe, raciste et sexiste sont ignorées par les recommandations de l’Office fédéral de la santé publique. Les travailleur·euse·s précarisé·e·s, les parents précaires, les personnes à la rue, les personnes sans statut de séjour et les prisonnier·ère·s n’ont reçu aucune attention particulière dans ces déclarations qui ignorent souverainement leur réalité matérielle.

Parmi ces sujets, la question des prisonnier·ère·s n’arrête pas de résonner dans nos têtes. Les personnes incarcérées sont de fait une population à risque puisqu’on le sait, l’enfermement combiné à un accès restreint aux soins médicaux dégrade la santé.

Comment peuvent-iels concrètement prendre soin d’elleux ? Comment, en tant que proches, est-ce possible d’être serein·e·s et de faire confiance à un système pénitentiaire qui reproduit la violence d’État et perpétuent des violences physiques et morales quotidiennement ?

« Evitez d’être en contact avec les autres,
2 mètres de distance à respecter, lavez-vous les mains… »

Ces consignes sanitaires devraient être appliquées à toute la population. Pourtant, dans certains lieux notamment gérés par l’État, elles sont impossibles à respecter. Les conséquences ne sont pas les mêmes pour toustes, et ça, personne n’en parle. Les prisons sont surpeuplées [1]. Par quel moyen est-on censé éviter la propagation du virus dans des cellules de 2 à 6 personnes ? Il n’y en a absolument aucun et la santé ne peut être préservée en prison. Elle ne le pouvait déjà pas avant et aujourd’hui encore moins.

Que ça soit dans la presse locale genevoise ou dans les médias internationaux, le mot d’ordre est “isolement”. L’isolement en prison signifie rester 24 heures sur 24 dans une cellule avec d’autres personnes détenues. L’isolement signifie la fin des activités communes : le sport, le travail, les promenades, l’Eglise le dimanche (en Occident). L’isolement est une punition dans la punition, c’est isoler encore plus la personne en ce qu’elle est déjà isolée car prisonnière. L’isolement est une violence, une forme de torture.

La fin des visites ?

En Italie, pays fortement touché par le coronavirus, des mesures inutiles et violentes, dont l’annulation des visites, ont été prises à l’encontre des personnes détenues et de leurs proches. Cette décision a été le coup de trop pour les prisonnier·ère·s qui critiquaient déjà la gestion de la crise sanitaire dans ces prisons surpeuplées. Libertà ! et Indulto ! (grâce) pouvait-on lire sur des banderoles déployées par les prisonniers en mutinerie. Les proches des personnes détenues se sont rassemblé·e·s devant les établissements pénitenciers pour exprimer leur désaccord avec cette interdiction et montrer leur solidarité avec leurs proches incarcéré·e·s. Plus d’une dizaine de personnes détenues sont mortes lors de ces émeutes et des centaines ont été blessées. Ces morts sont le résultat d’une violence systématique, qui a choisi de ne mettre en place que des mesures répressives et violentes, quitte à ce qu’elles ne soient pas utiles plutôt que de penser au bien-être, à la dignité, à la santé et à la vie des personnes enfermées. Paix à leur âme, que la terre leur soit légère [2].

« Italie : plus d’une dizaine de détenus sont morts lors de ces émeutes. »

Pour le moment, en Suisse les visites ne sont pas suspendues et les visiteurs·euse·s se font prendre la fièvre à l’entrée de la prison; ce qui semble logique. Mais la peur qu’une mesure aussi violente puisse intervenir n’est pas encore dissipée. En France, il a été annoncé que de telles mesures pourraient être prises dans le cas où un certain seuil de contamination serait atteint; sans plus de précision. Et c’est tombé. Certaines visites commencent cette semaine à être interdites pour certaines personnes. Les proches également se retiennent d’y aller, dans la crainte de contaminer les détenu·e·s. En Suisse, aucune information à ce sujet n’a été communiquée, une décision pourrait tomber du jour au lendemain.

Si l’inquiétude est aussi immense, c’est que nous avons l’habitude que les autorités pénales et judiciaires soient violentes et tendent vers la répression plutôt que vers la dignité pour éviter la propagation de l’épidémie. Pourtant, les autorités le savent, il serait beaucoup plus efficace de lutter contre ce virus en respectant la dignité des personnes détenues.

De nombreuses solutions pour éviter l’arrêt total des visites pourraient être trouvées. Il en est de la responsabilité de l’État d’inclure les prisonnier·ère·s dans les mesures prises pour limiter la propagation du virus, tout en respectant leurs droits (dont le parloir fait entièrement partie). Leur peine ne doit être ni renforcée ni prolongée. Au contraire, dans ce contexte particulier, les liens avec les proches devraient même être facilités. Les appels en prison, rappelons-le sont très restreints (sur demande, fréquence et durée limitées). C’est le moment de permettre aux détenu·e·s d’avoir un téléphone en cellule afin qu’iels puissent prendre des nouvelles de leurs proches plus facilement, et vice-versa. Cette période n’est facile pour personne, il semble logique de permettre à tout le monde de se soutenir et d’être en contact avec ses proches de manière renforcée. Les détenu.e.s et leurs proches y ont droit également.

Sur le ton des révoltes en Italie : Liberté, Grâce et Amnistie!

« La justice iranienne a annoncé, le 9 mars, la mise en liberté temporaire de quelque 70 000 prisonniers dans tout le pays “pour endiguer la propagation du coronavirus” et pour “assurer la santé des prisonniers”, a écrit le quotidien iranien Hamshahri. “Tant qu’elles ne compromettent pas la stabilité sociale et qu’elles privilégient les détenus atteints de pathologies, les libérations doivent se poursuivre”, a annoncé le chef de la justice iranien, Ebrahim Raisi. »

70’000 détenu·e·s libéré·e·s en Iran pour assurer leur santé

L’Iran libère massivement ses prisonnier·ère·s, on pourrait faire pareil. Au vu de la situation sanitaire tendue à Genève – en termes de nombre de personnes contaminées, de nombre de décès, de fermeture d’écoles obligeant les parents à garder leurs enfants, en d’autres termes de la crise qui s’annonce et de l’impact sur le personnel disponible – il semble tout à fait logique de libérer un maximum de prisonnier·ère·s afin de désengorger les prisons et d’éviter une hécatombe dans ces lieux de morts. Les détenu·e·s ont les mêmes droits à la santé et à la protection que n’importe quel·le citoyen·ne.

Pour les proches des personnes détenues il est insupportable de ne pas pouvoir avoir de nouvelles de ceux et celles que l’on aime, de savoir comment iels se portent, de pouvoir les rassurer sur comment nous même nous allons. En ces périodes de trouble, l’inquiétude pour ceux et celles qu’on aime est au plus haut et les prisonnier·ère·s ils et elles sont nos frères, copains, maris, pères, amis, soeurs, femmes, copines, mères et amies. Laissez-nous avoir de leurs nouvelles, laissez-nous leur donner de nos nouvelles. Laissez-les rentrer à la maison! Là on pourra prendre soin les un·e·s des autres et vivre un isolement dans la dignité!

Parce qu’on ne laissera passer aucune violence supplémentaire au nom de la lutte contre le coronavirus!

On refuse de ne pas avoir de nouvelles de nos proches et qu’ils et elles ne puissent en avoir de nous! C’est le moment des téléphones en cellules, ce temps viendra à Genève il est déjà là ailleurs, ici c’est maintenant!
On refuse la fin des visites s’il n’y a pas de fièvre!
On refuse que nos proches enfermé·e·s se voient encore plus restreint·e·s dans leur liberté!
On refuse qu’ils et elles soient encore plus isolé·e·s et réprimé·e·s!
On refuse qu’ils et elles ne soient pas pris.es en charge réellement et dans la dignité!
On refuse de les savoir entassé·e·s et mal-traité·e·s, d’autant plus dans ce contexte!

Liberté pour touTEs!
[1] Et le fait qu’elles soient peuplées est déjà une violence en soit.
[2] Des personnes ont aussi pu s’évader, et une personne dehors c’est une victoire pour tou.te.s. On espère que vous allez bien. Prenez soin de vous.

Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale

Ici sont republiés des extraits de l’introduction du livre indispensable de Michelle Alexander, La couleur de la justice : incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis. De l’esclavage aux innombrables prisons actuelles, en passant par les lois ségrégationnistes Jim Crow, ce texte replace la prison et l’incarcération de masse étatsunienne dans la bonne séquence.

«  Cette idée d’un nouveau système de castes raciales m’a effleuré pour la première fois l’esprit il y a plus de dix ans, quand mon regard fut attiré par une affiche orange. Je me pressais pour prendre mon bus, quand je remarquai sur une pancarte agrafée à un poteau téléphonique ces grosses lettres hurlant : LA GUERRE CONTRE LA DROGUE EST LE NOUVEAU JIM CROW. Je m’arrêtai un moment pour parcourir le texte du tract. Un groupe radical organisait dans la communauté un meeting sur les violences policières, la nouvelle loi californienne des trois fautes et l’expansion du système pénitentiaire américain. Le meeting était organisé à quelques blocs de là, dans une petite église pouvant accueillir tout au plus une cinquantaine de personnes. Je soupirai et marmonnai quelque chose du genre « oui, le système judiciaire est raciste à bien des égards, mais ça n’aide pas de faire ce type de comparaison absurde. Les gens vont simplement croire que vous êtes fou ». Puis je traversai la route et sautai dans le bus. J’allais prendre mes nouvelles fonctions de directrice du Racial Justice Project de l’American Civil Liberties Unions (ACLU) du nord de la Californie.

A l’époque où je commençai à travailler à l’ACLU, je pensais que le système judiciaire avait des problèmes liés à des a priori raciaux, tout comme l’ensemble des grandes institutions majeures de notre pays. En tant qu’avocate ayant mené de nombreuses actions collectives et plaidé dans des affaires de discrimination à l’embauche, j’étais très consciente des nombreuses façons dont les stéréotypes raciaux peuvent façonner les prises de décision, avec des conséquences dévastatrices. J’étais familière des défis posés par la réforme d’institutions dans lesquelles la stratification raciale est considérée comme la conséquence naturelle de différences d’éducation, de différences culturelles, de motivation et, comme certains le croient encore, d’aptitudes innées. Une fois à l’ACLU, je me concentrais sur la réforme du système judiciaire et tentais avec d’autres d’identifier et d’éliminer le biais racial dès qu’il montrait son visage hideux.

« Il ne s’agissait pas simplement d’une autre institution infectée par le biais racial mais d’un monstre tout à fait différent »

En quittant I’ACLU, j’en suis venue à penser que j’avais tort au sujet du système judiciaire. Il ne s’agissait pas simplement d’une autre institution infectée par le biais racial mais d’un monstre tout à fait différent. Les activistes qui avait agrafé la pancarte sur le poteau téléphonique n’étaient pas fous, pas plus que la poignée d’avocats et de militants à travers le pays qui commençaient à établir un lien entre notre actuel système d’incarcération de masse et des formes antérieures de contrôle social. Je me suis rendue compte assez tardivement que l’incarcération de masse était un système de contrôle social racialisé, à la fois total et dissimulé, qui fonctionnait d’une façon semblable [aux lois ségrégationnistes] Jim Crow.

D’après mon expérience, les personnes incarcérées font facilement le parallèle entre les deux systèmes de contrôle. Une fois libérées, elles sont souvent privées du droit de vote, exclues des jurys et condamnées à une existence de ségrégation raciale et de subordination. Une toile d’araignée faite de lois, de règlements et de règles informelles, puissamment renforcés par la stigmatisation sociale, les confine dans les marges de la société dominante et leur refuse l’accès à l’économie légale. Elle leur refuse également la possibilité d’obtenir un emploi, un logement, des prestations sociales, tout comme les Africains-Américains assignés à une citoyenneté ségréguée et de seconde classe à l’époque de Jim Crow.

Ceux d’entre nous qui ont observé ce monde à une distance confortable — tout en affichant de la compassion pour la détresse du « sous-prolétariat » [underclass] — tendent à interpréter l’expérience de ceux qui sont pris dans les filets du système judiciaire à travers une version popularisée des sciences sociales, attribuant l’augmentation sidérante des taux d’incarcération dans les communautés de couleur aux conséquences de la pauvreté, de la ségrégation raciale, des inégalités scolaires et des réalités, supposées, du marché de la drogue, « réalités » qui incluent la croyance erronée selon laquelle la plupart des dealers sont noirs ou latinos. […]

L’impact de [la] guerre [contre la drogue] a été considérable. En moins de trente ans, la population carcérale s’est envolée, passant d’environ 300 000 personnes à plus de 2 millions, les condamnations pour drogue étant responsables de l’essentiel de cette augmentation. Aujourd’hui, les États-Unis ont le taux d’incarcération le plus élevé du monde, surpassant de loin celui de presque tous les pays développés et surpassant même ceux de régimes répressifs comme la Russie, la Chine ou l’Iran. En Allemagne, on compte 93 détenus pour 100 000 habitants, adultes et mineurs confondus. Aux États-Unis, le taux est environ huit fois plus élevé, avec 750 détenus pour 100 000 habitants.

« Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid »

Le trait le plus frappant de cette incarcération de masse est sa dimension raciale. Aucun autre pays dans le monde n’emprisonne autant ses minorités raciales ou ethniques. Les États-Unis incarcèrent un plus grand pourcentage de sa population noire que l’Afrique du Sud au plus fort de l’apartheid. A Washington, on estime que trois jeunes hommes noirs sur quatre (et presque tous dans les quartiers les plus pauvres) doivent s’attendre à faire de la prison. Des taux d’incarcération similaires existent dans les communautés noires du pays.

Ces fortes disparités ne peuvent être expliquées par le taux de criminalité liée à la drogue. Des études montrent que les gens de toutes les races consomment et vendent des drogues à des taux remarquablement semblables. Ces recherches indiquent même que les Blancs, en
particulier les jeunes Blancs, sont plus susceptibles de commettre des délits liés à la drogue que les gens de couleur. Ce n’est pourtant pas ce qu’on déduirait en pénétrant dans les prisons de ce pays, pleines à craquer de Noirs et de Latinos condamnés pour drogue. Dans certains États, les hommes noirs sont incarcérés pour des délits liés à la drogue vingt à cinquante fois plus que les Blancs. Et désormais, dans les grandes villes ravagées par la guerre contre la drogue, jusqu’à 80% des jeunes Africains-Américains ont un casier judiciaire qui les soumet à une discrimination légalisé pour le restant de leur vie. Ces jeunes hommes font partie d’une sous-caste en pleine expansion, qui fait en permanence l’aller-retour entre la prison et l’extérieur.

On pourrait s’étonner que la délinquance liée à la drogue fût en déclin quand la guerre fut déclarées. Mais une mise en perspective historique suffit à démontrer que l’absence de corrélation entre crime et châtiment n’est pas une nouveauté. […] Aujourd’hui, après une récente baisse, les taux de criminalité des États-Unis sont passés en dessous de la moyenne internationale. Pourtant, ce pays affiche fièrement un taux d’incarcération six à dix fois supérieur à celui des autres pays industrialisés , et cette hausse est directement imputable à la guerre contre la drogue.

« Ces jeunes hommes font partie d’une sous-caste en pleine expansion »

La dure réalité est que, pour des raisons presque sans rapport avec les véritables caractéristiques de la criminalité, le système judiciaire américain est devenu un système de contrôle social unique dans l’histoire mondiale. L’ampleur de ce système pourrait faire croire qu’il touche la plupart des Américains, mais ses cibles principales sont essentiellement définies sur une base racial. Le phénomène est d’autant plus étonnant si l’on songe qu’au milieu des années 1970, les plus éminents criminologues prédisaient la fin du système carcéral. De nombreux experts concluaient alors que la prison n’avait aucun effet dissuasif sur la délinquance. Ils constataient que les personnes ayant des opportunités économiques et sociales étaient peu susceptibles de commettre des délits, tandis que celles qui étaient emprisonnées étaient plus susceptibles d’en commettre de nouveau. La meilleure illustration de ce consensus parmi les experts fut la recommandation que la National Advisory Commission On Criminal Justice Standards and Goals fit en 1973 : « Aucun nouvel établissement pour adultes ne doit être construit et les établissements pour mineurs existants devraient être fermés. » Cette recommandation découlait de ce constat : « Tout ce à quoi la prison et les maisons de correction sont parvenues, c’est à un échec flagrant. Il existe des preuves accablantes que ces institutions créent de la criminalité plutôt qu’elles ne la préviennent. »

De nos jours, on trouve souvent loufoques les activistes qui en appellent à « un monde sans prisons ». Il y a quelques décennies, cependant, l’idée que notre société serait meilleure sans prisons, et que la fin des prisons était plus ou moins inévitable, était dominante dans le champ de la criminologie et inspira même une campagne nationale demandant un moratoire sur la construction de prisons. D’après Marc Mauer, le directeur du Sentencing Project, le plus remarquable, rétrospectivement, dans cette campagne pour le moratoire, est le panorama pénitentiaire de l’époque. En 1972, moins de 350 000 personnes étaient incarcérées contre plus de 2 millions aujourd’hui. Le taux d’incarcération était si bas qu’il semblait impossible, pour les partisans du moratoire, que le taux d’incarcération atteigne des niveaux très élevés. « Les partisans du moratoire, avance Mauer, peuvent être excusés d’avoir été si naïfs car l’expansion de la prison qui allait se produire était sans précédent dans l’histoire de l’humanité. »[…]

L’ampleur démesurée de la crise ne semble pas être appréciée à sa juste mesure. Aucun mouvement doté d’une base large ne tente de mettre un terme à l’incarcération de masse et aucun effort comparable à ceux employés en faveur de la discrimination positive n’est déployé contre cette incarcération. Au sein de la communauté des droits civiques subsiste encore une tendance à considérer que le système judiciaire n’est qu’une institution de plus infectée par les survivances des préjugés raciaux. En mai 2008 par exemple, sur le site Internet de la NAACP, on pouvait lire que « malgré les victoires passées dans le domaine des droits civiques les préjugés raciaux imprègnent encore le système judiciaire ». Les visiteurs du site étaient incités à rejoindre la NAACP afin de « protéger les droits civiques durement acquis au cours des trente dernières années ». En visitant ce site, personne ne pouvait apprendre que l’incarcération de masse des Africains-Américains avait déjà mis en pièce la plupart de ces acquis durement gagnés.

« L’incarcération de masse est la manifestation la plus néfaste de la réaction contre le mouvement des droits civiques »

Imaginez un instant que dans les années 1940, les organisations des droits civiques et les leaders africains-américains n’aient pas placé le ségrégationniste Jim Crow au premier rang de leur programme pour la justice raciale. Cela aurait semblé absurde tant la ségrégation raciale était le moteur du contrôle social racialisé à cette époque. Ce livre avance que l’incarcération de masse est le nouveau Jim Crow et que tous ceux qui se soucient de justice sociale devraient s’engager pleinement dans le démantèlement de ce nouveau système de castes raciales. L’incarcération de masse — et non les attaques contre la discrimination positive ou les problèmes d’application des lois sur les droits civiques — est la manifestation la plus néfaste de la réaction contre le mouvement des droits civiques. Le récit très répandu qui insiste sur la fin de l’esclavage ou de Jim Crow et célèbre le « triomphe sur la race » de la nation avec l’élection de Barack Obama est dangereusement trompeur. Le consensus autour de l’indifférence à la couleur de peau [colorblindness], c’est-à-dire la croyance selon laquelle la race n’a désormais plus d’importance, nous a aveuglés face aux réalités raciales de notre société et a facilité l’émergence d’un nouveau système de castes.

Ma façon de voir le système judiciaire a sans aucun doute beaucoup changé depuis le jour où je suis passé devant cette affiche orange vif agrafée à un poteau téléphonique. Pour moi, le nouveau système de castes est désormais aussi évident que le reflet de mon visage dans un miroir. A l’instar d’une illusion d’optique, dans laquelle l’image incrustée est impossible à voir tant ses contours n’ont pas été repérés, le nouveau système de castes se tapit invisible, dans le labyrinthe des rationalisations que nous avons développé pour expliquer la persistance des inégalités raciales. Il est possible, et même plutôt facile, de ne jamais voir cette réalité incrustée. Ce n’est qu’après des années passées à travailler sur la réforme du système judiciaire que ma perspective a finalement changé, et que l’inflexible système de castes m’est lentement apparu. Jusqu’à devenir évident. Il me semble curieux, désormais, de n’avoir pas réussi à le voir avant. […]

« Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente »

Afin de comprendre la nature fondamentale de ce nouveau système de castes, il peut être utile de considérer le système judiciaire non pas comme un système indépendant mais plutôt comme une passerelle dans un système plus large de stigmatisation raciale et de marginalisation permanente. Ce système, que l’on appellera ici l’incarcération de masse, n’enferme pas uniquement des personnes derrière les barreaux de véritables prisons, mais également derrière des barreaux et des murs virtuels. Le terme d’incarcération de masse ne renvoie pas uniquement au système judiciaire mais également au réseau plus large de lois, de règlements, de politiques et de coutumes qui contrôle ceux qui sont étiquetés criminels, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des prisons. Une fois libérés, les ex-détenus pénètrent dans un monde occulte de discrimination légale et d’exclusion sociale permanente. Ils sont membres de la nouvelle sous-caste de l’Amérique.

Le mot de caste pourra sembler étrange ou inhabituel à certains. Les discussions publiques sur les castes raciales en Amérique sont relativement rares. Nous évitons de parler de castes dans notre société car nous avons honte de notre histoire raciale. Nous évitons également de parler de race. Nous évitons même de parler de classe. La réticence à discuter de la classe tient en partie à la tendance à imaginer que l’appartenance de classe reflète le caractère d’une personne. Un des éléments centraux de la façon dont l’Amérique appréhende la classe est la croyance, constamment infirmée, que n’importe qui, avec suffisamment de discipline et de volonté, peut s’élever des classes inférieures à une classe supérieure. Nous reconnaissons que la mobilité sociale peut être difficile, mais l’élément central de notre propre représentation collective est l’idée que l’ascension sociale est toujours possible, et ainsi que l’échec de quelqu’un à s’élever reflète son caractère. Par extension, l’échec d’un groupe racial à s’élever façonne très négativement l’image du groupe tout entier. […]

Le système opère à travers les institutions judiciaires mais il fonctionne plus comme un système de castes que comme un système de contrôle de la criminalité. Dans cette perspective, ladite « sous-classe » doit plutôt être définie comme une sous-caste : une caste inferieure d’individus que la loi et les coutumes excluent de façon permanente de la société dominante. Bien que ce nouveau système de contrôle social racialisé prétende être indifférent à la couleur de peau, il crée et maintient la hiérarchie raciale comme le faisaient les systèmes de contrôle antérieurs.

Cette idée peut étonner au vu de l’élection de Barack Obama. Et beaucoup se demanderont comment une nation qui vient d’élire son premier président noir pourrait avoir un système de castes raciales. C’est une question légitime. Mais comme nous l’expliquons dans le chapitre 6, à l’ère de l’indifférence à la couleur de peau, il n’y a pas la moindre contradiction entre l’élection de Barack Obama et l’existence d’un système de castes raciales. Le système de contrôle actuel dépend des exceptions noires ; ces dernières ne le disqualifient ou ne le sapent pas. D’autres se demanderont comment un système de castes raciales peut exister alors que la plupart des Américains, de toutes les couleurs, s’opposent à la discrimination raciale et font leur l’indifférence à la couleur de peau. Comme nous le verrons dans les pages qui suivent, les systèmes de castes raciales ne requièrent pas d’hostilité raciale ou de haine explicite pour prospérer. Ils ont seulement besoin d’indifférence raciale, comme Martin Luther King Jr. le signalait il y a plus de quarante-cinq ans.

PS : Passages extraits de la version française du livre :  ALEXANDER Michelle, La couleur de la justice : incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Éditions Syllepse, 2017 (2010), pp.11-31.

Révoltes à Champ-Dollon

Article précedemment paru sur www.renverse.co

Hier, vendredi 3 avril, une quarantaine de personnes détenues à la prison de Champ-Dollon ont refusé de retourner dans leur cellule suite à la promenade. De nombreux journaux reprennent tel quel le communiqué de l’Office cantonal de la détention (OCD) publié dans la soirée. Il nous semble que plusieurs des informations essentielles à la compréhension de cette mobilisation n’ont pas été communiquées.

Nous étions sur place, entre 19h00 et 22h30, et ce qui n’apparaît nulle part dans la presse c’est que malgré le fait que nous étions tenu.e.s à grande distance par les barrages de police, les cris, les voix et les revendications des personnes détenues nous parvenaient parfaitement. Comment cela peut-il être passé sous silence par l’ensemble de la presse genevoise ?

Durant des heures et des heures des détenus ont protesté et crié leurs revendications. Croyez-nous, ce n’était pas les seules voix de 40 personnes qui retentissaient mais également celles des autres, probablement depuis leur cellule. Par ailleurs il n’y a rien d’étonnant à ce que le soutien à ceux dans la cour de promenade se soit fait depuis les cellules, au contraire… Ce qui est surprenant c’est que l’OCD, suivi largement par les médias, affirme que cet incident n’a concerné qu’une quarantaine de personnes.

Leurs voix étaient puissantes. Ces voix isolées, ces voix enfermées, ces voix auxquelles on essaie d’enlever toute humanité, retentissaient dans toute la campagne environnante. Et rien de plus fort et percutant que d’entendre autant de personnes crier en même temps, autant de personnes demander la « liberté », et ce, dans le contexte de crise sanitaire que nous vivons.

Le porte-parole de l’OCD se vante également que les visites n’aient pas été annulées. Ne pas annuler les parloirs relève simplement de la logique. Humanité ou peur des rébellions ? Seules les autorités pénales le savent, nous, avec ce que l’on sait des politiques pénales à Genève, on a nos doutes. Mais qu’importe, les visites sont un élément essentiel à la dignité et la vie d’un.e détenu.e (et de ses proches par ailleurs). Elles ont été maintenues tout en respectant les conditions sanitaires nécessaires, et pour cela nous n’avons rien à redire. Néanmoins, les personnes détenues se voient restreintes dans d’autres droits au nom de ce covid-19, et rien n’est mis en place pour permettre de simplifier les contacts avec l’extérieur en ces temps où l’on s’inquiète pour ses proches. L’OCD dans son communiqué continue de minimiser les revendications des détenus en prétendant que la principale portait sur l’interdiction de jouer au foot. Mais nous, celle que nous avons entendue majoritairement était bien plus vitale…

La liberté !

Celle qu’iels ont criée et revendiquée durant des heures, hier. Celle qui semble être la mesure la plus logique et efficace pour éviter une catastrophe sanitaire. Celle qui leur est catégoriquement refusée. Celle que continuent d’exiger de nombreuses associations, des juristes et avocat.e.s, des partis politiques, etc.

Aux infos on apprend quotidiennement que de nombreux gouvernements comme celui de l’Iran, de la France, du Soudan, de l’Indonésie, de l’Arabie-Saoudite, entre autres, libèrent leurs prisonnier.e.s. Pendant ce temps, à Genève, où se trouve l’une des prisons les plus surpeuplées d’Europe (!), une des prisons où la majorité des personnes y sont pour des questions de papiers ou de petits délits, de peines préventives, une prison où certain.e.s ont déjà accompli la moitié de leur peine, la politique pénale reste en ce sens inébranlable. Quoi qu’il en soit, et qu’importe la violence de cette crise sanitaire, selon Olivier Jornot (procureur général) « personne ne sort qui ne devrait pas sortir » !

Pourtant, les revendications de toute part – des organisations contre la torture, pour les droits humains, d’Amnesty international, de l’observatoire international des prisons et des avocat.e.s – exigent l’application la plus indulgente de la loi, et l’application de la prison ferme en dernier recours, suivant le principe de proportionnalité, soit ultima ratio, un des principes fondateurs du droit pénal…

Un autre élément complètement tu par le communiqué de l’OCD et donc par la presse est celui du résultat des négociations entretenues entre les détenu.e.s et les autorités de la prison. Comment les personnes sont-elles finalement retournées dans leur cellule ? Ont-elles été d’accord de les réintégrer ou ont-elles été forcées à le faire ? Ont-elles obtenu quelque chose ? Ou plutôt ont-elles été menacées ?

Nous tenons aussi à rappeler que se rebeller en prison est un acte comportant d’énormes risques pour les personnes détenues. La répression est immense, et il arrive même fréquemment que des détenu.e.s soient tabassé.e.s voire même abattu.e.s par les forces de l’ordre durant l’intervention pour réprimer la mutinerie.

Pour cela, nous ne laisserons rien se passer dans ces prisons. De dehors nous vous observons, de dehors nous les avons entendus, de dehors nous tâcherons de restituer ce que nous pouvons comprendre des revendications des personnes détenues, malgré ces murs qui nous séparent.

Des tonnes de pensées à chaque personne en détention !

PS : Dans l’article du Courrier il est également indiqué par un agent de détention que : “le groupe d’intervention de la police étant désormais munis de tenues militaires peut avoir confondu les observateurs extérieurs”. Cette remarque, loin d’être anodine aurait mérité davantage d’informations.

Les prisons sont obsolètes

Ci-dessous un extrait de l’ouvrage d’Angela Davis, Les prisons sont-elles obsolètes, publié en 2003. Dans ce livre, elle analyse le système carcéral, en décryptant ses origines, son histoire. Elle met en lumière les fondations racistes, classistes et sexistes du système carcéral et démontre comment le système économique libéral et tout particulièrement les entreprises tirent profit de l’enfermement des êtres humains incarcérés.

Évidemment le contexte dans lequel écrit Angela Davis n’est pas celui de la Suisse, toutefois si son propos ne peut s’appliquer exactement à notre territoire de lutte les principes sont les mêmes. Les prisons sont une problématique mondiale, la remise en question de cet outil de l’Etat doit être mondiale.

L’intégralité du texte se trouve ici, et nous vous le recommandons fortement; mais nous avons choisi de partager ici le dernier chapitre “alternatives abolitionnistes”, qui répond à une question fréquente dans les débats anti-carcéraux, à savoir : quelles alternatives à la prison?

« Oubliez les réformes carcérales ; il est temps d’évoquer l’abolition des prisons dans la société américaine. […] Mais une minute – l’abolition ? Où va-t-on mettre les prisonniers, les « criminels » ? Quels sont les autres choix possibles ? D’abord, même si nous n’avions aucun autre choix, cela engendrerait moins de crimes que ne le font actuellement les centres de formation criminelle. Deuxièmement, la seule véritable alternative serait de construire une société qui n’ait pas besoin de prisons. Une redistribution honnête du pouvoir et des richesses pour éteindre le feu caché de l’envie qui embrase tous les crimes liés à la possession – qu’il s’agisse des vols commis par les pauvres ou des détournements de fonds perpétrés par les riches. Et un sens profond de la communauté capable de soutenir, de réintégrer et de réhabiliter tous ceux qui se sentent soudain envahis par la rage ou le désespoir, et de les regarder non pas comme des objets – des « criminels » – mais comme des individus ayant enfreint la loi, comme c’est le cas de la plupart d’entre nous. » Arthur Waskow, Institute for Policy Studies [1]

Si on supprime les prisons, par quoi alors les remplacer ? Telle est la question piège qui souvent coupe court à toute tentative de réflexion poussée sur les visées abolitionnistes. Pourquoi serait-il si difficile d’imaginer des solutions alternatives à notre système d’incarcération ? Un certain nombre de raisons expliquent notre résistance à l’idée qu’il serait possible de façonner un système de justice entièrement différent – et plus égalitaire. Premièrement, nous considérons notre système pénal, avec sa dépendance démesurée à la prison, comme une norme absolue ; nous avons donc le plus grand mal à envisager d’autres solutions pour traiter le cas des quelque deux millions de personnes actuellement incarcérées dans les prisons fédérales et d’État, les établissements correctionnels pour mineurs et les centres de détention pour migrants. L’ironie, c’est que même les opposants à la peine capitale considèrent souvent l’emprisonnement à perpétuité comme une solution de remplacement raisonnable. S’il est bien sûr indispensable de supprimer les condamnations à mort, nous devons être attentifs à la manière dont ces campagnes tendent à reproduire les vieux schémas historiques ayant permis l’émergence de la prison comme mode de châtiment principal. La peine de mort a coexisté avec la prison alors que celle-ci était censée représenter une alternative aux punitions corporelles et capitales. Il y a là une dichotomie majeure. Pour la combattre, il serait peut-être intéressant de relier les objectifs des campagnes contre la peine capitale aux stratégies pour l’abolition carcérale.

Il est vrai qu’en restant aveuglément focalisés sur le système actuel – et sans doute est-ce la raison pour laquelle nous partons du principe que la perpétuité est l’unique alternative à la peine capitale –, il est très difficile d’imaginer un système structurellement similaire permettant de gérer une population aussi considérable de délinquants. Pourtant, il suffit d’éloigner notre regard de la prison, perçue à tort comme une institution isolée, pour nous intéresser au vaste réseau de liens qui régit le complexe carcéro-industriel et entrevoir ainsi plus aisément une pluralité de propositions. En d’autres termes, un cadre d’analyse élargi pourrait nous fournir des pistes plus nombreuses que si nous nous bornons à rechercher la solution de remplacement unique au système carcéral. La première étape consisterait donc à renoncer à la quête utopique d’une méthode punitive qui remplirait exactement les mêmes fonctions que la prison.

Il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutaions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.

Depuis les années 1980, le système carcéral est de plus en plus imbriqué dans la vie économique, politique et idéologie des États-Unis ainsi que dans la distribution internationale des marchandises, de la culture et de l’idéologie états-uniennes. Par conséquent, le complexe carcéro-industriel représente bien plus que la somme de toutes les prisons de notre pays. C’est un réseau de liens symbiotiques tissé entre les communautés pénitentiaires, les sociétés multinationales, les conglomérats des médias, les syndicats de gardiens de prison et les institutions législatives et judiciaires. S’il est vrai que notre acception actuelle du châtiment est façonnée par ces interrelations, alors les stratégies abolitionnistes les plus efficaces se doivent de les dénoncer et de proposer des solutions pour les démanteler. Quels moyens nous donnons-nous d’imaginer un système dans lequel le châtiment ne pourrait pas devenir source de profit capitaliste ? Comment concevoir un projet de société dans laquelle la race et la classe ne seraient pas les déterminants prioritaires du châtiment ? Une société où la justice ne s’exercerait plus autour du souci central du châtiment ?
La réponse abolitionniste à ces questions consiste à imaginer une constellation de stratégies et d’institutions dont l’objectif serait de faire disparaître la prison du paysage social et idéologique de notre société. Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.

La création d’institutions nouvelles susceptibles d’occuper le terrain pour l’instant monopolisé par le carcéral pourrait contribuer peu à peu au désengorgement des prisons, dont l’empreinte se réduirait ainsi dans notre paysage social et psychique. C’est pourquoi l’école peut être considérée comme l’alternative la plus efficace au pénitencier. Tant que les établissements scolaires dans les communautés de couleur paupérisées ne seront pas débarrassés des structures de répression qui y ont été mises en place (notamment la présence de gardes et de policiers armés) et transformés en lieux qui transmettent véritablement l’envie d’apprendre, ils resteront le plus sûr chemin vers la prison. L’idée serait donc de transformer l’école en un vecteur de décarcération. Concernant notre système de santé, il est important de souligner le manque flagrant d’institutions accessibles aux personnes pauvres souffrant de troubles émotionnels et mentaux. On compte actuellement plus de malades mentaux en prison que dans les établissements psychiatriques. Cet appel à la construction d’établissements conçus spécialement pour aider les plus pauvres ne doit en aucun cas être interprété comme une volonté de revenir à l’ancien système de soins psychiatriques, lequel était – et demeure encore sous bien de nombreux aspects – aussi répressif que la prison. Il s’agit simplement d’affirmer la nécessité d’éradiquer les disparités de race et de classe sociale dans l’accès aux soins afin de créer un vecteur de décarcération supplémentaire.
En résumé, plutôt que d’imaginer une seule alternative possible au système punitif actuel, nous pourrions réfléchir à un faisceau de dispositifs exigeant une transformation radicale de nombreux aspects de notre société. Les solutions qui éludent la question du racisme, du machisme, de l’homophobie, des préjugés liés à la classe sociale et d’autres structures de domination ne permettront pas, au final, d’aller vers un désengorgement des prisons et ne feront nullement avancer le programme abolitionniste.
Dans ce contexte, il paraît logique de considérer la dépénalisation de la drogue comme élément essentiel d’une stratégie d’ensemble visant simultanément à contrer les structures racistes au sein du système pénal et à favoriser la décarcération. Ainsi, parallèlement à la dénonciation du rôle joué par la soi-disant « guerre contre la drogue » dans l’incarcération massive de personnes de couleur, les propositions pour la dépénalisation de la drogue doivent s’accompagner d’un ensemble de programmes gratuits de proximité et accessibles à toutes les personnes qui le souhaitent. Je ne veux pas dire que tous les consommateurs de drogue – ou seuls les consommateurs de drogues illicites – ont besoin d’aide. Cependant, tout individu souhaitant vaincre sa dépendance aux stupéfiants devrait avoir accès à des traitements adaptés, quel que soit son statut économique.

Les institutions spécialisées dans le traitement des troubles de l’addiction sont déjà accessibles aux citoyens les plus aisés. La plus célèbre d’entre elles aux États-Unis est la clinique Betty Ford qui, d’après son site Internet, « accueille les patients dépendants à l’alcool et aux substances psychoactives. Les consultations sont ouvertes à toute personne, homme ou femme, âgée de plus de 18 ans sans la moindre distinction de race, de confession religieuse, de sexe, de nationalité ou de ressources économiques. » Cependant, le tarif journalier pour les six premiers jours de soins s’élève à 1 175 dollars, puis à 525 dollars. Pour les patients ayant besoin d’un mois de traitement, le coût total avoisine donc les 19 000 dollars, soit presque deux fois le salaire annuel d’une personne touchant le salaire minimum.
Les pauvres devraient eux aussi avoir accès volontairement à des programmes de traitement efficaces contre l’addiction aux stupéfiants. Comme le centre Betty Ford, les établissements qui les accueillent ne devraient pas dépendre du système pénal. Comme au centre Betty Ford, les membres de la famille devraient être autorisés à s’impliquer dans le processus thérapeutique. Mais contrairement au centre Betty Ford, la prise en charge devrait être gratuite. Pour que les stratégies de lutte antidrogue puissent véritablement compter parmi les « alternatives abolitionnistes », elles ne devraient pas s’appuyer sur l’emprisonnement comme ultime recourt – contrairement aux programmes de désintoxication actuels, auxquels les individus sont « condamnés » sous injonction de justice.
La campagne pour la dépénalisation des stupéfiants – de la marijuana à l’héroïne – ne connaît pas de frontières et a amené des nations comme les Pays-Bas à réviser leurs lois en la matière pour légaliser la consommation personnelle de drogues douces comme la marijuana et le haschich. Les Pays-Bas sont également des pionniers de la légalisation du travail sexuel, autre domaine ayant fait l’objet de campagnes massives de dépénalisation. Il suffirait de supprimer toutes les lois pénalisant la consommation de drogue et la vente de services sexuels – à ce titre, la fin de la prohibition de l’alcool est un exemple pertinent. Cette double dépénalisation ferait considérablement progresser le projet de décarcération (autrement dit la réduction significative du nombre de personnes condamnées à des peines de prison) dans le but de démanteler à terme le système carcéral en tant que mode de châtiment principal. L’autre tâche qui incombe aux abolitionnistes carcéraux est d’identifier les autres comportements dont la dépénalisation permettrait d’effectuer un pas supplémentaire dans ce sens.
L’un des aspects les plus évidents et urgents de cette démarche de dépénalisation concerne les droits des migrants. Le nombre croissant d’individus incarcérés en prison ou dans des centres de détention pour migrants – surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 – peut être réduit en mettant fin au processus de criminalisation des personnes ayant franchi les frontières états-uniennes sans papiers. Les campagnes appelant à la fin des poursuites contre ces migrants illégaux contribuent de manière significative à la lutte contre le complexe carcéro-industriel, contre le racisme et la domination masculine. Quand les femmes originaires de l’hémisphère sud se retrouvent emprisonnées, au lieu de se voir accorder le statut de réfugiées, pour être entrées sur le territoire états-unien afin d’échapper à des violences sexuelles, cela renforce la tendance générale à sanctionner les personnes persécutées dans leur quotidien en raison de la pandémie de violence qui continue d’être légitimée par nos structures idéologiques et légales.
Aux États-Unis, certains s’appuient sur le « syndrome de la femme battue » pour affirmer qu’une femme tuant un époux ou un compagnon violent ne devrait pas être inculpée de meurtre. Cette affirmation a été abondamment critiquée, à la fois par les détracteurs et les défenseurs du féminisme : les premiers refusent de reconnaître la banalité et l’horreur des violences conjugales, tandis que les seconds contestent l’idée selon laquelle les femmes qui tuent leur tortionnaire ne seraient pas responsables de leurs actes. La réponse des mouvements féministes – quelle que soit la diversité de leurs positions sur le syndrome de la femme battue – est que la violence conjugale est un problème de société omniprésent et complexe qui ne peut être résolu en emprisonnant les femmes qui se défendent contre leur bourreau. Par conséquent, la mise en place de stratégies de lutte contre ces violences – aussi bien dans le cadre de la vie privée que dans les rapports entre les femmes et l’État – devrait particulièrement nous mobiliser.

Les propositions que j’ai énumérées jusqu’à présent (et la liste est non exhaustive : on pourrait également parler de l’emploi et de la revalorisation des salaires, des solutions de remplacement des services sociaux dévastés, de l’accès aux loisirs dans les quartiers défavorisés, et j’en passe) sont liées directement ou indirectement à notre système actuel de justice pénale. Mais toutes ont pour objectif de diminuer l’impact du complexe carcéro-industriel sur notre vie. Comme elles contestent le racisme et les autres outils de domination sociale, leur mise en œuvre contribue certainement au projet abolitionniste de désincarcération.
En élaborant des stratégies de décarcération et en tissant un vaste réseau de solutions alternatives, nous travaillons à la déconstruction idéologique du lien conceptuel entre crime et châtiment. Une compréhension plus nuancée de l’impact social du système punitif exige en effet de renoncer à notre conception habituelle du châtiment en tant que conséquence inévitable du crime. Nous pourrions alors reconnaître que le « châtiment » n’est pas la suite logique du « crime » dans le cadre ordonné d’un discours sur la justice de l’emprisonnement, mais plutôt qu’il a partie liée – surtout en ce qui concerne la prison (et la peine capitale) – avec les intérêts politiques, la quête de profit des grandes entreprises et l’exploitation médiatique de la criminalité. L’emprisonnement est étroitement lié à la race des individus les plus susceptibles de se retrouver devant un tribunal. Il est également indissociable de la notion de classe sociale et, comme nous l’avons vu, structure le système punitif sur une base genrée. Si nous démontrons que les alternatives abolitionnistes perturbent ces interrelations et qu’elles s’efforcent de désarticuler les liens crime/châtiment, race/châtiment, classe sociale/châtiment et genre/châtiment, alors nous cesserons de voir la prison comme une institution isolée pour prendre en compte toutes les connexions sociétales qui favorisent son maintien.

Cet effort pour créer un nouveau terrain conceptuel permettant d’imaginer les solutions alternatives à l’emprisonnement implique de s’interroger sur les raisons idéologiques pour lesquelles les « criminels » ont été constitués en tant que classe – et, qui plus est, une classe qui ne mériterait pas de jouir des droits civiques et humains accordés aux autres citoyens. Les criminologues radicaux ont souligné depuis longtemps que la catégorie des « délinquants » recouvre bien plus que les individus officiellement reconnus comme des criminels, puisque chacun de nous a déjà enfreint la loi à un moment donné de son existence. Même le président Clinton a reconnu avoir déjà fumé de la marijuana, en insistant toutefois sur le fait qu’il n’avait pas inhalé la fumée. Cependant, les disparités avérées dans l’intensité de la surveillance policière – comme démontré dans les faits d’actualité par la récurrence du « profilage racial » – expliquent en partie les disparités liées à la race et à la classe sociale dans les taux d’arrestation et d’incarcération. Par conséquent, si nous sommes prêts à analyser sérieusement les effets de notre système de justice basé sur la race et la classe sociale, nous verrons que d’énormes quantités d’individus sont en prison pour la seule raison qu’ils sont noirs, chicanos, vietnamiens, amérindiens ou simplement pauvres, toutes origines ethniques confondues. Ces gens atterrissent en prison non pas tant pour les crimes qu’ils ont, en effet, peut-être commis, mais parce que leur communauté d’origine est criminalisée. Les programmes de dépénalisation devront non seulement permettre d’assouplir les lois relatives à certaines pratiques – consommation de drogue et travail sexuel, notamment – mais aussi de décriminaliser certaines populations et communautés.

Dans le contexte de ces alternatives abolitionnistes, il paraît logique de s’intéresser à la question des transformations nécessaires au cœur même de notre système judiciaire. Au-delà de la diminution du nombre de comportements susceptibles d’amener les citoyens au contact des autorités policières et judiciaires se pose également la question du traitement réservé à ceux qui portent atteinte à l’intégrité physique ou aux biens d’autrui. De nombreux organismes et individus, aux États-Unis comme dans le reste du monde, proposent d’autres modes possibles d’exercice de la justice. Dans certains cas bien précis, des gouvernements ont tenté de mettre en place des solutions alternatives allant de la résolution de conflit à la justice réparatrice ou restauratrice. Des chercheurs comme Herman Bianchi ont avancé l’idée que le crime devait être défini en termes d’actes délictuels et que la loi réparatrice devait remplacer la loi criminelle. Pour reprendre ses termes, « [celui ou celle qui enfreint la loi] n’est plus, par conséquent, une personne mauvaise, mais un débiteur, un être redevable dont le devoir en tant qu’humain est de reconnaître la responsabilité de ses actes et d’en assumer la réparation [2] ».
Il existe un corpus florissant consacré à la refonte de nos systèmes de justice autour des stratégies de réparation plutôt que de rétribution ; de même, il existe un faisceau de preuves grandissant des avantages de ces approches judiciaires et de leur potentiel démocratique. Plutôt que de répéter les mêmes débats de ces dernières décennies – dont la lancinante question : « Que vont devenir les assassins et les violeurs ? » –, je préfère conclure en citant un très bel exemple de démarche de réconciliation réussie. Je veux parler du cas d’Amy Biehl, une Californienne originaire de Newport Beach assassinée par de jeunes sud-africains à Gugulethu, un bidonville noir situé près de Cape Town.
En 1993, alors que l’Afrique du Sud était sur le point d’abolir l’apartheid, Amy Biehl, une étudiante inscrite dans un programme international d’échange avec une université sud-africaine, participait activement à la reconstruction du pays. Nelson Mandela avait été libéré en 1990 mais n’avait pas encore été élu président. Le 25 août, la jeune femme raccompagnait ses amis noirs à Gugulethu quand son véhicule fut ciblé par un groupe d’individus qui se mirent à crier des slogans anti-Blancs ; elle fut lapidée et poignardée à mort. Quatre des hommes ayant participé à l’attaque furent reconnus coupables de meurtre et condamnés à dix-huit ans de prison. En 1997, Linda et Peter Biehl, les parents d’Amy, décidèrent de soutenir les demandes d’amnistie présentées par les assassins de leur fille à la commission vérité et réconciliation. Les quatre coupables présentèrent leurs excuses aux parents d’Amy et furent relâchés en 1998. Deux d’entre eux – Easy Nofemala et Ntobeko Peni – exprimèrent le souhait de rencontrer les Biehl qui acceptèrent, en dépit des pressions de leur entourage [3]. Nofemela (c’est lui qui le raconte) ressentait le besoin de s’excuser davantage pour le meurtre d’Amy qu’il n’avait pu le faire lors des audiences de la commission Vérité et réconciliation. « Je sais que vous avez perdu quelqu’un que vous aimiez, leur déclara-t-il lors de cette entrevue. Je vous demande de me pardonner et de m’accepter comme votre enfant. [4] »
Les Biehl, qui avaient créé la Fondation Amy Biehl après la mort de leur fille, demandèrent aux deux jeunes hommes de travailler pour l’antenne locale de la fondation à Gugulethu. Peni devint administrateur, et Nofemela moniteur de sport. En juin 2002, ils accompagnèrent Linda Biehl à New York pour intervenir avec elle devant l’académie américaine de thérapie familiale sur le thème de la justice restauratrice et réparatrice. Dans une interview accordée au Boston Globe, Linda Biehl, à qui on demandait ce qu’elle ressentait vis-à-vis de ces hommes qui avaient assassiné sa fille, expliqua : « J’ai beaucoup d’amour pour eux. » Après la mort de Peter Biehl en 2002, elle leur acheta à chacun un terrain en mémoire de son mari afin qu’ils puissent y faire construire leur propre maison [5]. Quelques jours après les attentats du 11 septembre, les Biehl avaient été invités à prendre la parole dans une synagogue de leur communauté. Pour reprendre les propos de Peter Biehl à cette occasion : « Nous nous efforçons d’expliquer que parfois, il est plus payant de se taire, d’écouter ce que les autres ont à dire et de se demander Pourquoi ces choses horribles nous arrivent-elles ? plutôt que d’être simplement dans la réaction. [6] »

[1] Arthur Waskow (résident), Institute for Policy Studies, Saturday Review, 8 janvier 1972, cité dans Fay Honey Knopp, Instead of Prisons : A Handbook for Abolitionists, Prison Research Education Action Project, Syracuse, New York, 1976, pp. 15-16.

[2] Herman Bianchi, « Abolition : Assensus and Sanctuary » in Herman Bianchi et René Swaaningen (ed.), Abolitionism : Toward a Non-Repressive Approach to Crime, Free University Press, Amsterdam, 1986, p. 117.

[3] L’anthropologue Nancy Schepper-Hughes a évoqué ce dénouement stupéfiant le 24 septembre 2001 lors d’une conférence à l’université de Berkeley intitulée « Un-Doing : The Politics of the Impossible in the New South Africa ».

[4] Bella English, « Why Do They Forgive Us », Boston Globe, 23 avril 2003.

[5] Ibid.

[6] Gavin Du Venage, « Our Daughter’s Killers Are Now Our Friends », The Straits Times, Singapour, 2 décembre 2001.